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TARDE. — problèmes de criminalité

séparations. Mêmes exceptions pour les suicides ! Ces deux cartes se ressemblent, même dans leurs détails. »

C’est singulier ; d’autant mieux que, la carte et la courbe du divorce étant calquées sur celle du suicide, le rapport inverse imaginé entre l’homicide et le suicide devrait exister tout aussi bien entre l’homicide et le divorce. Le divorce se trouverait donc être lui-même le substitut de l’homicide ! Quelle bizarrerie !

Distinguons cependant, pour le divorce, comme plus haut pour le suicide, entre les causes qui expliquent la participation différente de divers pays ou des diverses classes à l’accroissement numérique, et les causes qui rendent compte de cet accroissement lui-même. D’une part, en ce qui a trait au premier aspect du problème, nous ne devons pas être surpris de voir les différentes conditions héréditaires ou traditionnelles, vitales ou nationales, se traduire à la fois et pareillement par la différente intensité du besoin d’affranchissement, qu’il s’agisse de secouer le joug de la vie ou le joug du mariage. D’autre part, si j’ai eu raison d’expliquer comme je l’ai fait plus haut, du moins en grande partie, la marée montante des suicides, si elle tient vraiment dans une large mesure à l’affaiblissement graduel du frein religieux et des préjugés traditionnels, on ne doit pas être étonné de voir le divorce croître dans les contrées mêmes et dans les milieux où le suicide monte, puisque le mariage indissoluble et la vie inaliénable sont deux articles du même credo que le libre examen d’abord, puis la libre pensée chaque jour rongent[1]… J’ajoute que ce point de vue est assez consolant : de même que la progression des suicides n’autorise peut-être pas à affirmer le progrès du désespoir, celle des séparations et des divorces pourrait bien ne pas suffire à prouver qu’on est devenu moins heureux en ménage.

Toutefois, le déclin de la foi et des préjugés n’explique pas à lui seul la marche ascendante du suicide, ni celle du divorce ; il faut y joindre, je crois, deux autres causes, qui grandissent sous nos yeux, l’alcoolisme et la multiplicité des relations. L’alcoolisme est en progrès partout, et sa part dans le suicide est énorme, toujours croissante. Elle a augmenté, dit le rapport officiel de 1880, de 483 p. 100 ; en chiffres ronds, elle a quintuplé, pendant que l’influence de l’amour s’est fait sentir de moins en moins. Cette action de l’ivrognerie paraîtrait bien plus forte encore si, comme le

  1. « Nous avons vu, dit M. Bertillon, l’énorme influence de la religion sur la fréquence du divorce. Il ajoute, à la vérité : « elle agit dans le même sens sur le suicide, mais beaucoup plus faiblement. » Ce beaucoup plus faiblement est très contestable et s’appliquerait tout au plus à la part différente des divers pays dans la progression du suicide, mais non, je le répète, au fait même de cette progression.