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PAULHAN. — le langage intérieur

abstraite, telle que je l’ai décrite d’après ma propre expérience. En descendant un peu plus, on arrive à des images qui sont aux sensations acoustiques de mots ce qu’est aux sensations acoustiques de la mélodie la représentation abstraite de M. Henle. L’image alors devient plutôt une idée, elle n’est plus reconnue comme appartenant à la catégorie de l’image vive dont elle tient la place. Nous en arrivons ainsi à conclure que la représentation d’un mot peut être une représentation abstraite ne rappelant sous le rapport de la ressemblance ni phénomènes visuels, ni phénomènes moteurs, ni phénomènes auditifs.

Je crois que cette théorie appuyée sur l’expérience permet de s’expliquer certains phénomènes qui n’ont pas été bien compris. Ils expliquent, par exemple, que Lordat ait pu dire, en décrivant son état mental pendant l’aphasie : « Je m’aperçus qu’en voulant parler je ne trouvais pas les expressions dont j’avais besoin ; j’étais en ces réflexions lorsqu’on m’annonça une visite, j’ouvrais la bouche, la pensée était prête, mais les sons qui devaient la confier à l’intermédiaire n’étaient plus à ma disposition. Je me tourne avec consternation et je me dis en moi-même : Il est donc vrai que je ne puis plus parler, et malgré cela, ajoute-t-il, j’étais le même intérieurement ; quand j’étais seul, je m’entretenais facilement tacitement de mes occupations de la vie et de mes études chéries ; je n’éprouvais aucune gêne dans l’exercice de la pensée[1]. » Évidemment, la parole intérieure était conservée, et il semble évident, d’après les symptômes de la maladie et les expressions dont se sert Lordat, que ces mots étaient des images abstraites du genre de celle qu’emploie M. Henle pour se représenter ces mélodies. Voici un autre passage plus significatif peut-être encore, et l’objection qu’on a faite aux paroles de Lordat me semble montrer l’utilité de mon interprétation. Je cite une note de l’ouvrage de M. Kussmaul[2]. « Lordat raconte : « En réfléchissant sur la formule chrétienne qu’on nomme la doxologie Gloire au Père, Fils et Saint-Esprit, etc., je sentais que j’en connaissais toutes les idées, quoique ma mémoire ne m’en suggérât pas un mot. » Là-dessus Trousseau fait cette remarque : « J’avoue ne pas comprendre qu’on puisse songer à une formule de langage sans se rappeler aucun des mots qui la composent. » Je suis comme Trousseau, ajoute Kussmaul, je ne comprends pas comment on peut penser une formule sans signes, une formule de mots sans mots. »

  1. Lordat. Revue périodique de la Société de médecine de Paris, 1820, décembre, p. 317. Cité par Luys, Actions réflexes du cerveau, p. 151.
  2. Kussmaul, Ouvr. cité, p. 21.