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Nous croyons que nous pouvons, à l’aide de ce qui a été dit ci-dessus, comprendre le cas de Lordat. Évidemment Lordat ne pense pas les mots, il pense aux mots, ce qui n’est pas la même chose, de même que je puis penser à un cheval sans me représenter visuellement un cheval, de même qu’on peut se représenter une mélodie sans employer pour cela des images auditives. Remarquons que Kussmaul a, d’ailleurs, raison de dire qu’on ne peut penser une formule sans signes, et, en effet, il est impossible de comprendre que Lordat ne se servit pas de signes. Évidemment sa conscience n’était pas vide quand il pensait à la doxologie, elle était donc occupée par des phénomènes psychiques quelconques, et ces phénomènes, tenant la place des mots, étaient forcément des signes. Nous saisissons ici, à mon avis, un fait de langage intérieur sans image ressemblant à des mots, puisque Lordat avoue qu’il ne pouvait se rappeler aucun mot. Le mot n’est donc pas essentiel au langage intérieur, il peut être remplacé par des signes d’une autre nature.

C’est l’usage de ces signes, dont l’existence me paraît démontrée, qui constitue, à mon avis, le fonctionnement de la pensée abstraite. On se rappelle que M. Galton, ayant fait des recherches sur le phénomène de la vision mentale, avait trouvé que certaines personnes étaient totalement privées de cette sorte d’imagination. Il paraissait résulter de ses recherches que l’affaiblissement de l’imagination visuelle était, toutes choses égales d’ailleurs, à peu près proportionnelle à l’habitude des idées et des réflexions abstraites. Nous avons ici un phénomène analogue : l’audition mentale et la prononciation mentale s’affaiblissent comme la vision mentale et peuvent être remplacées par des représentations abstraites. Ces représentations abstraites sont employées surtout pour les idées abstraites, alors que l’image concrète est nécessairement moins fortement associée à l’idée.

L’idée d’un cheval que j’ai connu est plus fortement associée à une image visuelle que l’idée du cheval en général. Cette dernière idée est pour moi non pas un mot, c’est-à-dire une représentation de sons, de lignes ou de mouvements, c’est un signe psychique abstrait et tel qu’il ne peut être décrit par aucune image empruntée aux données des sons. Si des images sensorielles particulières viennent se joindre à ce signe, elles sont purement accessoires, ce que démontre d’ailleurs le caractère vague, incohérent et fragmentaire qu’elles peuvent affecter.

On pourrait maintenant se demander quelle est la nature de ces représentations abstraites ; dérivent-elles des images concrètes par un affaiblissement continu, et ont-elles le résultat de la mise en jeu des mêmes centres qui produisent l’image plus vive, ou bien sont-