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tion que les hommes pieux — ancien style — réclament pour leur dieu personnel, il a prouvé par des faits que ce n’était pas là dans sa bouche une vaine façon de parler. Ses sentiments religieux ont victorieusement soutenu l’épreuve de l’amère expérience personnelle ; la paix profonde que lui donnait sa complète réconciliation avec l’ordre intelligent du monde, son humble et douce résignation à la destinée ne l’ont jamais quitté aux heures sombres de la souffrance. Si Strauss a puisé dans la vie de Goethe la croyance à la puissance des efforts désintéressés et à un monde ordonné de façon à les favoriser, si cette croyance a fortifié en lui le plaisir du travail, qui est la source de toutes les vertus, de tout bonheur, il a terminé sa propre vie — à la vérité sans l’espoir, mais aussi sans le désir d’une immortalité individuelle — en témoignant sa reconnaissance de l’activité qu’il a pu déployer pour les siens, des travaux qu’il a pu accomplir dans sa carrière, de sa coopération à la prospérité de sa nation et au bien de l’humanité, des jouissances que lui a données le beau dans la nature et dans l’art, en un mot, de ce qu’il a pu pendant quelque temps travailler, jouir et même souffrir avec ses semblables. Où remarque-t-on ici l’absence de profondeur et d’élévation dans la pensée, où y a-t-il l’expression de sentiments irréligieux et mondains ? Si Strauss avait dit adieu à la vie comme Talbot, dans Schiller, en prévoyant le néant et en méprisant tout ce qui nous a paru sublime et désirable, alors on pourrait dire qu’il a renié l’idéalisme hégélien, la croyance d’après laquelle la réalité est rationnelle. Celui qui pense qu’il rend à la terre les atomes qui se sont unis en lui pour produire le plaisir et la douleur, et qu’il ne reste rien de sa personne, sinon une poignée de poussière légère, celui qui en présence des faits matériels qu’offre le cours des choses exprime le plus profond dédain pour les idées morales, celui-là peut être à juste titre accusé d’avoir des opinions matérialistes. Strauss n’est pas dans ce cas.

Mais les opinions psychologiques fondamentales professées par Strauss ne sont-elles pas en définitive des opinions matérialistes ? L’homme peut avoir été idéaliste ; mais la manière dont il conçoit la vie de l’âme n’est-elle pas entièrement conforme à la théorie connue des matérialistes ? Oui et non, c’est selon le point de vue où l’on se place. Strauss rejette la doctrine spiritualiste, même au risque d’être regardé comme un matérialiste ; mais il est tout aussi peu disposé à admettre la doctrine matérialiste. La théorie fondamentale qui lui parait la plus exacte, c’est celle de Fechner, qui, d’accord avec Spinoza et Kant, rejette une substance psychique particulière, comme base de notre vie consciente, mais n’en reconnaît pas moins l’unité de la