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autres ; mais ces exceptions s’expliquent facilement par l’action des causes perturbatrices. C’est une loi qui gouverne les individus et les sociétés et qui devrait inspirer l’art. Mettez-vous à la fenêtre ; regardez ce groupe d’hommes, de femmes, d’enfants qui font cercle autour de quelque chose que vous ne voyez pas. Ils sont mornes, immobiles… C’est qu’il est arrivé un malheur : ils regardent le cadavre d’un suicidé. Une autre fois, de la même fenêtre, vous voyez un tumulte, des gens qui crient et qui dansent ; tout est mouvement, tout est tapage. C’est qu’ils sont en fête, et la joie les emporte tous ensemble dans un tourbillon tumultueux d’expansion musculaire… Le plaisir a engendré la musique ; la musique, par un merveilleux retour, fait naître le plaisir, et celui-ci à son tour s’exprime par des mouvements musculaires rythmiques qui sont l’alphabet de la danse… »

Cette brillante description paraît complètement exacte au premier abord. En y regardant de près, on la trouve un peu superficielle, et on s’aperçoit qu’elle appelle un assez grand nombre d’objections et de réserves.

Le plaisir est-il toujours, même à l’état normal, expansif et agitant ? Il l’est tant qu’il lui manque ou qu’on croit qu’il lui manque quelque chose, et que la jouissance déjà goûtée surexcite et encourage. Il ne l’est pas quand il est lié à un acte parfait ou estimé tel. Rien de plus aisé que de s’en rendre compte. Oui, nous nous sentons actifs et entraînés, pour ainsi dire, hors de nous, quand un premier plaisir s’est fait sentir à nous et qu’il est encore assez incomplet pour nous en faire présager d’autres à sa suite ; nous nous efforçons alors de le prolonger, de l’accroître, de le diversifier. Mais le plaisir qui satisfait pleinement les sens, le cœur ou l’esprit, semble appeler une sorte d’immobilité qui tend à se rapprocher de l’extase.

Supposons un homme qui a eu froid et qui est en train de se réchauffer, lui-même, par son propre mouvement. Celui-là sans doute se frotte les mains ; il se remue, il marche le plus vite qu’il peut. Une première sensation de chaleur renaissante l’a fait sortir de son engourdissement ; il s’agite donc avec d’autant plus de vigueur qu’il sent mieux son activité, sa force, son entrain lui revenir degré par degré. Mais supposons ce même homme assis dans un fauteuil commode devant un bon feu, bien alimenté, qui ne fume pas et ne le grille pas trop. Il s’étale le plus qu’il peut pour offrir aux rayons bienfaisants une large surface : les mains devant les yeux ou les yeux levés au plafond, pour préserver sa prunelle, il ne souhaite plus qu’une seule chose ne pas être dérangé.

Voyez le chat qui est assez familier avec nous pour désirer que vous le « flattiez ». D’abord il ondule sous votre main, comme pour