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Le nombre est une collection d’unités, mais toute collection d’unités n’est pas un nombre. Il y a à cela une condition que nous avons déjà indiquée. Les unités groupées ensemble doivent être absolument équivalentes. Or cette équivalence implique d’abord leur identité spécifique. Les unités du nombre sont strictement des indiscernables.

À s’en tenir aux apparences, nous passons souvent sur cette condition ; souvent nous formons des nombres avec des unités très diverses. Ainsi un pommier, un prunier, un chêne feront pour nous trois arbres. Mais il faudra pour cela que, par une sorte de fiction momentanée, nous négligions les particularités qui les distinguent, que nous supprimions volontairement du concept de chacun d’eux ce qui nous empêche de le compter avec les autres. Cette fiction, cette mutilation arbitraire des représentations ou des concepts a visiblement pour fin de nous permettre l’application de l’idée de nombre. Elle présuppose donc cette idée et ne peut servir à expliquer en aucune manière comment nous l’avons formée.

Cette conclusion est indépendante du degré de ressemblance des choses nombrées. Sans doute la nature nous montre souvent des groupes dont les unités diffèrent fort peu ; mais, petite ou grande, tant que la différence subsiste elle s’oppose à ce que la collection soit un vrai nombre. Or, en fait, elle existe toujours et jamais nous n’avons perçu d’indiscernables. L’identité spécifique, indispensable au concept du nombre, est un idéal que l’expérience nous suggère peut-être, mais qu’elle ne nous montre jamais pleinement réalisé.

Est-ce à dire que nous portions en nous-même cet idéal tout formé, attendant l’occasion de l’appliquer aux phénomènes ? Cette explication platonicienne ne nous semble pas nécessaire et la conscience ne nous révèle rien de tel. Cet idéal peut être et il est réellement pour nous une création spontanée de l’esprit.

Ce n’est pas que nous le considérions, avec l’empirisme vulgaire, comme le résultat d’une simple abstraction. Si, de plusieurs représentations individuelles, j’abstrais ou je retranche les particularités qui les distinguent, je détruis ces représentations comme telles. Il ne me reste plus qu’un concept générique incapable d’être individualisé. Or avec l’individualité des représentations a disparu la possibilité de les compter. Au lieu de rendre mes unités homogènes, je les ai réellement anéanties au profit d’une vague universalité dans laquelle elles se confondent toutes.

Mais peut-être forçons-nous le sens des mots ? Il ne s’agit pas ici, nous dira-t-on, de l’abstraction proprement dite, de ce processus qui transforme le concret en abstrait et l’individuel en universel. L’esprit n’abandonne pas la représentation des unités pour se limiter à la