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NOEL.l’idée de nombre et ses conditions

termes d’une suite, et les lier mentalement chacune à chacun. C’est ce qui a lieu par exemple quand nous marquons avec des jetons les points d’une partie. Par cet artifice, à la série, nous substituons un nombre. Puis, comme à chaque série ne peut correspondre qu’un nombre déterminé, nous en venons à confondre ensemble le nombre et la série, et à les désigner par le même terme. En fait il n’y a que deux manières de compter une suite d’événements. L’une consiste à former avec des objets matériels un groupe que l’on accroît d’une unité lorsque se produit un événement nouveau. L’autre consiste à prononcer mentalement les noms des nombres à mesure que les événements se succèdent. Or, de ces deux façons de compter, la première est certainement la plus ancienne, et ta seconde a prévalu lorsqu’on est arrivé à reconnaître qu’elle conduisait aux mêmes résultats. En fait l’homme a d’abord compté des corps et si, dans la suite, il a pu étendre la notion de nombres aux choses les plus hétérogènes, compter des événements, des sentiments ou des idées, c’est grâce à la faculté qu’il possède d’établir des corrélations arbitraires entre des objets quelconques.

En résumé, la conception du nombre a quatre conditions fondamentales hors desquelles elle devient impossible. Penser un nombre c’est d’abord se représenter des unités, c’est ensuite se les représenter comme spécifiquement identiques ; puis les réunir mentalement en un tout ; enfin, reconnaître l’indifférence de l’ordre dans lequel cette réunion s’est produite. La première de ces opérations a sa condition dans la propriété essentielle de l’aperception ; la seconde exige qu’une même représentation puisse être rapportée à plusieurs objets ; par suite, elle exige que nous puissions concevoir des différences soit de temps, soit de lieu. La troisième opération exige spécialement la notion de temps, et la dernière la notion d’espace. Sans la première condition il nous serait impossible de penser des collections. L’absence de la troisième, pour une autre raison d’ailleurs, entraînerait la même conséquence. La seconde et la quatrième condition sont plus spécialement requises pour que les collections deviennent des nombres. Si la seconde seule était remplie, nous n’aurions encore que des séries, des pluralités très analogues au nombre, mais qui en différeraient essentiellement en ce que leur mode de formation serait nécessairement unique et donné avec elles. Les nombres véritables doivent au contraire se concevoir comme susceptibles d’être formés de diverses manières, et c’est par cela que deviennent possibles les opérations de l’arithmétique. Par suite, les quatre conditions que nous avons reconnues sont toutes également indispensables. Toutes, à des titres différents, concourent à rendre le nombre possible et, avec lui, toute la mathématique.

Georges Nœl.