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JOLY.la sensibilité et le mouvement

le goût d’un bon plat, soit désagréablement par l’aspect d’un mets mal préparé ou par l’annonce subite d’un retard inaccoutumé dans l’heure de notre repas ? N’est-ce pas quand nous nous apprêtons à entendre de la bonne musique qu’un bruit discordant ou qu’une fausse note nous irrite le plus ? N’est-ce pas quand nous tenons à regarder attentivement une chose qui nous intéresse, que les brusques variations de lumière et d’obscurité nous agacent ? Ainsi l’émotion suppose une certaine prédisposition créée par le besoin.

Les lois de la vie et les lois de l’esprit se ressemblent ici comme ailleurs. C’est quand nous voulons absolument trouver la solution d’un problème, que les lacunes ou la mauvaise exposition des données, que les difficultés imprévues et les contradictions nous exaspèrent. C’est alors aussi que la découverte ou la révélation soudaine d’un élément caché jusque-là et promettant une solution plus élégante ou plus prompte vient redoubler nos forces avec notre joie. Songeons à la suite des émotions d’un homme de police qui est sur la piste d’un crime et qui voit tour à tour briller et pâlir les lueurs révélatrices. Songeons aux émotions d’un juge d’instruction ou d’un avocat étudiant le dossier d’une grande affaire, au patriote qui attend la nouvelle d’une victoire et qui lit l’annonce d’une défaite. Partout la vivacité de l’émotion est en raison de l’intensité du besoin. Le besoin mort, l’émotion disparaît aussi, à moins qu’une influence extraordinaire ne rouvre la source cachée de l’un et de l’autre. Les prisonniers de la Bastille ne furent, dit-on, pas émus quand on les délivra, parce qu’ils avaient perdu jusqu’au besoin de la liberté. Il faut la beauté d’une Hélène pour émouvoir un vieillard ou un blasé. Mais des émotions plus soudaines peuvent réveiller un besoin que celui-là même qui l’éprouve encore croyait à jamais éteint. N’est-ce pas un moyen bien connu des romanciers et des dramaturges, que d’annoncer brusquement la mort d’un amant à celle qui se flattait de l’avoir oublié et chez qui l’amour va renaître de plus belle ? Si une telle épreuve ne provoquait qu’une émotion superficielle, ce serait un signe évident que tout est bien fini.

L’émotion suppose donc un besoin dont elle hâte ou dont elle arrête la satisfaction. Mais elle suppose encore deux autres choses, c’est d’abord ce qu’on appelle l’impressionnabilité du sujet, terme que chacun comprend aisément. C’est ensuite, comme on a pu le voir dans tous les exemples cités, l’inattendu et la soudaineté de l’événement. Une longue attente, à force de nous faire anticiper la jouissance ou la douleur prévue, nous la fait, pour ainsi dire, user peu à peu. Lorsqu’arrive enfin ce qui était craint ou désiré, la sensibilité a épuisé, par la voie de l’image, tout ce qu’elle avait en