Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXII, 1886.djvu/248

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
244
revue philosophique

réserve, et la dernière secousse ne suffit plus à l’ébranler. Prenons enfin les cas où il y a réellement émotion ; il faut, pour qu’elle provoque au mouvement, qu’elle soit relativement modérée : si elle atteint un certain degré de violence, elle frappe d’immobilité. La colère même, quand elle est à son paroxysme, suffoque, étrangle, paralyse. Nous savons d’ailleurs, d’une manière générale, que toute émotion violente aboutit à la commotion ou à la syncope. Si l’émotion réussit à mettre vraiment en mouvement l’individu et à le faire agir au dehors, c’est qu’elle ne l’a pas assez ébranlé pour lui enlever son énergie ; mais elle l’a stimulé assez vivement pour qu’il se soit porté immédiatement à l’action avec une rapidité qui a devancé le raisonnement et par conséquent la volonté.

Tout ce que nous venons d’observer nous permet de répondre à deux dernières questions.

Comment la faculté d’être ému diminue-t-elle dans l’homme, même quand les besoins subsistent encore ? Et quels sont, d’autre part, les rapports précis de l’émotion et de la passion ?

L’émotion s’affaiblit en nous pour deux raisons principales : ou parce que les facultés qui doivent concourir à achever le mouvement où elle nous pousse refusent leur concours, ou au contraire parce que des facultés plus élevées sont toutes prêtes à entrer en exercice et que le sentiment de l’énergie qu’elles mettent à la disposition du besoin a aussitôt fait d’apaiser le trouble naissant. Il y a en effet deux manières de ne douter de rien et de ne rien craindre : l’une est l’effet de la stupidité, l’autre est l’effet de la supériorité du génie. À Austerlitz, il y avait deux hommes qui n’étaient pas plus émus l’un que l’autre, le général russe Buxhæwden et Napoléon : le premier, parce qu’il croyait que sa supériorité le dispensait de rien concerter, le second parce qu’il savait avoir mathématiquement tout concerté et tout prévu. Quand un homme avance dans la vie, le nombre et la force des émotions vont presque toujours en diminuant, pourquoi ? Tantôt les progrès qu’il a pu faire dans la science des hommes et des affaires lui donnent promptement les moyens d’écarter l’obstacle et de parer au danger ; tantôt, beaucoup de ses illusions étant tombées, il n’y a pour ainsi dire plus rien d’imprévu pour lui ; rien ne lui paraît plus ni si beau, ni si laid, ni si bon, ni si méchant souvent même il cesse de lutter, et la résignation l’emporte chez lui de plus en plus sur le penchant à la colère.

On peut dire brièvement que l’émotion est la monnaie de la passion. Or, quelquefois la monnaie s’accumule pour former un capital qui dure ; mais souvent aussi elle se dépense au détriment d’un capital déjà formé. Ainsi arrive-t-il qu’une succession d’émotions produit