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JOLY.la sensibilité et le mouvement

une passion quand c’est un même objet qui réussit à la provoquer souvent. Vous pouvez être ému passagèrement à l’aspect d’un joli visage que vous rencontrez par hasard et qui vous surprend tout à coup au milieu d’une foule indifférente. Si la même personne vous fait éprouver plusieurs fois une émotion de même nature, vous êtes tout près de la passion. Il n’est pas besoin d’être un avare pour être ému en apprenant qu’on a une obligation sortie à quelque tirage avec une prime de cent mille francs, ou qu’on vient au contraire de perdre une somme importante dans une affaire mal conduite. Mais si l’on ne peut s’empêcher d’être ému tous les jours en voyant la hausse ou la baisse des valeurs que l’on possède, c’est un signe que l’on a la passion de l’argent[1]. Dans ces divers cas, c’est parfois la fréquence et la régularité des émotions auxquelles on s’est exposé qui se tourne en habitude et qui produit la passion ; mais c’est d’autres fois la passion qui persiste, parce qu’elle tient à des causes plus profondes, et, alors, c’est elle qui ouvre des sources d’émotions là où il n’y en aurait pas pour les autres. Un verre d’eau répandu, une épingle perdue, une allumette brûlée inutilement suffisent à émouvoir un Harpagon : la moindre parole et le moindre regard émeuvent jusqu’à la fureur un Othello.

Comme l’émotion est subite, elle porte vite au mouvement, avant que la réflexion ne soit intervenue. La passion fausse la réflexion, la trouble et l’égare : mais ce serait une erreur singulière de croire qu’elle la supprime. Le passionné ne pense qu’à l’objet de sa passion et à cet objet vu sous un aspect unique ; mais il y pense à toute minute et il y pense prodigieusement, car il combine une multitude incroyable de projets, discours, récits, démarches et mouvements de toute espèce. S’il se laisse emporter tout à coup (ce qui lui arrive) à quelque mouvement non préparé, c’est qu’une circonstance particulière a provoqué en lui quelque émotion plus brusque et plus vive ; mais la répétition fréquente des émotions finit par user la sensibilité. Si la passion persiste avec l’habitude, elle peut amener peu à peu un état d’obstination aveugle et d’hébétement, comme on le voit dans certaines passions des vieillards.

  1. Ceux qui arrivent à mesurer les faits psychologiques ont même ici une mesure toute trouvée : c’est le nombre exact de francs ou de centimes de hausse ou de baisse nécessaire pour émouvoir le détenteur des titres ou le joueur.