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JOLY.la sensibilité et le mouvement

entretenue par un besoin particulier. Celui-ci a besoin de se promener pour sa santé, celui-là a besoin de marcher vite pour se rendre à ses affaires. Celui-ci a besoin d’oublier sa demeure et les soucis qu’il y a laissés : un autre a besoin d’y rentrer pour y retrouver les joies qui l’y attendent, pour y achever le travail interrompu, pour y apporter quelque heureuse nouvelle ou quelque aide nécessaire à l’un des siens. Regardez tout ce monde de votre mieux : vous verrez peut-être si telle personne que vous venez de rencontrer est satisfaite ou non ; mais vous serez bien habile si vous devinez la cause exacte du plaisir qu’elle manifeste et le terme précis des mouvements plus ou moins empressés qu’elle exécute.

La passion est un ensemble de mouvements qui ont pris l’habitude de se porter vers un même but et d’y faire converger toutes les pensées et toutes les énergies de la personne. Toute passion imprime donc à l’organisme et à la physionomie un certain caractère d’ensemble et un caractère permanent, qui est à l’expression générale ce que la composition et le style sont au discours ou à l’œuvre d’art. Un orgueilleux a sa manière à lui de se lever, de s’asseoir, de marcher, de s’arrêter, de regarder, d’interroger, d’écouter, de répondre, de donner tort ou raison. Il a des mouvements familiers qui reviennent dans ses attitudes et dans son maintien, comme le je ou le moi dans ses paroles. Il voudrait donner de l’ampleur à sa personne physique comme il s’efforce d’en donner à ses périodes ; bref, il se met en avant, comme l’humble s’efface, en toute occasion et de toute manière, depuis les pieds jusqu’à la tête, et depuis son premier mot jusqu’au dernier. Ainsi peut-on trouver un air caractéristique à l’avare, à l’amoureux, au jaloux, etc., etc.

L’émotion, avons-nous dit, suppose soit un besoin, soit une passion, auxquels un événement subit vient apporter ou une satisfaction ou une menace également inattendues. Tantôt elle provoque un mouvement rapide allant au-devant de la jouissance annoncée, cherchant à écarter la douleur pressentie ; tantôt elle détermine une cessation subite de mouvements annonçant que l’individu ne croit plus rien pouvoir, ni pour accroître l’une, ni pour essayer d’éviter l’autre. Dans ces divers cas, elle sème de traits saillants et lumineux l’expression générale du besoin ou celle de la passion ; elle a des signes révélateurs qui éclatent avec une éloquence contagieuse, puisque, à son tour, le spectateur en est « ému ». Ce sont comme les apostrophes et les interjections du discours. Plus soudains, plus vifs, plus extérieurs, tranchant davantage avec l’attitude générale et l’attitude habituelle, ces mouvements achèvent d’exprimer les états sensibles et de faire saillir au dehors ce qui se passe au dedans de l’individu.