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involontaires et plus faibles servent à révéler une émotion sourde, de même que la surprise d’une émotion trahit souvent un besoin encore vague, une passion encore cachée[1]. Une jeune fille, dit-on, ne s’aperçoit pas tout à fait impunément qu’elle a rougi devant un jeune homme : un certain sentiment qu’elle ignorait s’est découvert à elle, et il ne lui est plus permis de le négliger. Ce sont des images nouvelles qui vont venir troubler de temps à autre la quiétude de son innocence, en attendant peut-être qu’elles l’obsèdent. On ne se rappelle pas facilement les états purement affectifs qu’on a éprouvés, car le plaisir et la douleur ne se renouvellent pas à volonté. Mais les mouvements qui ont suivi et qui ont, en conséquence, exprimé ces états sensibles, se retracent plus aisément dans nos représentations : nous pouvons les évoquer à notre gré ; des associations involontaires nous les rappellent aussi bien souvent. Or, c’est grâce à eux, c’est à leur occasion et comme à leur suite que nous retrouvons quelque chose des plaisirs et des douleurs auxquels ils ont été liés. Voilà la vertu de l’image expressive et du souvenir que nous en gardons. Des enfants qui ont joué ensemble s’aiment davantage, parce qu’ils se rappellent leurs joyeux ébats, et que cette représentation qui survit renouvelle, autant qu’il est possible, le plaisir dont ces mouvements communs furent la cause. Lorsque nous avons serré la main d’un homme (autrement que d’une façon banale et insignifiante), il nous est moins étranger ; car nous nous souvenons de la preuve d’amitié que nous avons volontairement donnée. Nous ne pouvons continuer à ressentir la même colère contre quelqu’un qui nous a fait rire ; car nous sommes obligés de nous redire à nous-mêmes : J’ai ri, me voilà désarmé. Supposez que vous vous soyez laissé aller devant une personne à quelque manifestation extérieure de soumission et d’humilité : il vous serait difficile de redevenir fier avec elle. L’irritation même que vous éprouveriez secrètement en sa présence, le désir que vous auriez peut-être de vous venger sur elle de votre bassesse regrettée, ne feraient qu’attester la ténacité d’un sentiment ravivé par les images indiscrètes de votre attitude d’autrefois. Ainsi, encore, quand vous lisez un livre ou que vous entendez un discours peu récréatif, vous pouvez rester quelque temps dans un état d’indifférence. Mais si vous sentez quelque bâillement

  1. On dira que parfois cette révélation inattendue d’une passion naissante, nous afflige, nous rend honteux, nous alarme et que nous nous mettons en mesure de la combattre. Cela est possible, mais c’est alors la volonté qui intervient ; et elle n’a besoin d’intervenir ainsi que parce que la sensibilité livrée à elle-même s’était spontanément placée dans un certain état d’excitation, selon la loi que nous exposons.