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SÉAILLES.l’origine et les destinées de l’art

l’impose. Mais pourquoi cet amour de l’image ? Sans doute, l’imagination est intimement liée au sentiment : c’est aux poèmes qu’il crée, aux scènes mouvantes qu’il agite en nous que nous reconnaissons le désir, c’est leur obsession qui nous révèle son intensité. Mais est-ce que nous nous attarderions à ces poèmes éphémères, est-ce qu’ils auraient même l’occasion de naître, si la réalité ne nous opposait son indifférence tranquille ? Supposez que le désir se satisfasse en naissant, l’art est inutile : l’esprit présent au monde le crée, puisqu’il le modifie à son gré ; il se voit en lui, il s’y réfléchit ; toutes les puissances de l’âme sont accordées. Si nous aimons l’image, c’est que seule elle est assez légère, assez souple pour suivre toutes les métamorphoses du sentiment, pour lui donner un corps qui le traduise sans le trahir. Et si de cette image nous voulons faire une sensation, si nous voulons qu’elle entre ainsi dans la réalité, c’est qu’en faisant du sentiment dont elle est née une sensation, en donnant un corps à l’esprit, elle nous donnera l’illusion d’un monde sympathique, d’une nature toute spirituelle.

Ainsi, la douleur n’est le principe de l’art que comme l’obstacle est le principe de l’élan par lequel on le franchit. La douleur se nie elle-même, elle n’existe que par la volonté de s’anéantir. Le monde s’oppose à la pensée, le corps à l’esprit. L’art est l’effort pour se pacifier soi-même, en apaisant les discordes douloureuses. Il est la forme la plus haute de l’instinct de conservation ; il continue le mouvement spontané de la nature vers la vie. Il naît, non pas de la réflexion, du calcul, mais de la tendance vers l’être, du vouloir vivre. Il est bien un jeu ; il commence avec le loisir ; il suppose que l’homme n’est plus l’animal affamé, trop heureux de l’ivresse de la brute repue. Il est un luxe, l’ambition d’un être affranchi du besoin qui s’éprend de la liberté d’une existence divine, sans lutte et sans obstacles. Il est la création d’un monde artificiel, né du sentiment, fait pour l’exprimer ; il n’est que l’image d’un rêve réfléchi dans une apparence qu’il a créée et qui le reproduit. Il multiplie les puissances de l’homme en les accordant ; il confond la jouissance et la joie, l’esprit et son objet, la matière et la pensée.

Mais si l’art est un jeu, s’il n’ajoute à la réalité qu’un monde d’apparences, est-ce à dire qu’il soit un pur enfantillage ? qu’il reste en dehors de la vie et de la pensée ? Si le beau n’était que l’agréable, il en pourrait être ainsi. Les virtuoses de la forme n’auraient pas tort ; l’art serait une cuisine raffinée de sensations délicates. Mais le charme de la beauté est qu’elle comprend tout l’homme, qu’elle fait la sensation intelligente en la faisant expressive, qu’elle n’est ni esprit, ni corps, mais leur harmonie. Le sentiment est comme l’âme