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du corps qu’il crée : plus il est fécond, plus il soulève d’idées, d’émotions, d’images en accord, plus est riche l’harmonie sensible qui lui répond et l’exprime. L’art ne peut donc pas plus se détacher du sentiment que s’affranchir de la sensation. Il est un jeu, mais digne de l’homme, puisqu’il est l’homme même ; mais sérieux comme la vie, puisqu’il en est la forme la plus haute. Si l’art est un jeu, la beauté n’est-elle qu’une illusion subjective ? la bulle de savon qui se colore, brillante et légère, flotte un instant devant les yeux, mais, fragile et chimérique, s’évanouit dès qu’on la veut saisir ? Les faits ne répondent pas à cette question, ils la posent ; c’est à nous d’oser les interpréter et les comprendre. Si la beauté achève l’esprit, et si c’est la nature qui, devenue en nous le génie, la cherche et la trouve, peut-être n’est-elle pas aussi étrangère à la réalité qu’il le semblait d’abord ? Peut-être l’art, par la réconciliation et comme la fusion de la nature et de la pensée, nous donne-t-il le sens de ce qui est ? Peut-être le plus grand poète sera-t-il toujours celui qui, plus que tout autre, convaincu de l’unité, voilée pour nous, de l’esprit et des choses, croira prendre conscience en lui de l’esprit même des choses, le plus audacieux dans son amour de la beauté, le plus hardi affirmateur de l’absolu, le plus fervent dévot à l’Espérance, cette Aphrodite de l’âme, qui ne naît pas, dans la blancheur de l’écume, du baiser des flots, mais sans cesse renaît des larmes des choses.

L’histoire est d’accord avec la psychologie. L’art commence au moment où l’homme, comme impatient de la réalité, lui substitue une apparence que crée le sentiment pour s’exprimer. Déjà l’animal cherche la beauté, la réalise. La sélection sexuelle implique qu’il l’aime, qu’il sait en jouir. Mais choisir ainsi, c’est déjà s’élever au-dessus du pur besoin, y mettre quelque chose d’un sentiment plus délicat. Schiller a raison : « Ce n’est pas du cri du désir qu’est fait le chant de l’oiseau. » Le chant est un luxe, un jeu. Le désir n’a pas le temps d’attendre. N’y a-t-il pas déjà quelque chose de moral, un sentiment véritable dans le chant du rossignol, dans cette caresse ailée tour à tour plaintive et triomphante ? Le paon ouvre sa queue, en étale les fleurs éclatantes, se promène superbement, pour faire montre de sa parure, pour créer, si j’ose dire, avec son propre corps, une apparence qui le dépasse. Mais n’est-ce pas l’art, véritable, un effort pour faire apparaître son sentiment dans les choses, que l’architecture de certains oiseaux du paradis ? L’amblyornis ornata construit, pour abriter ses amours, une petite hutte conique, devant l’entrée de laquelle il ménage une pelouse tapissée de mousse et dont il relève la verdure en y semant des objets de couleurs vives : des baies, des graines, des fleurs, des cailloux, des coquillages. « Puis,