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Le ressort de l’activité se brise. Mais l’impuissance de vouloir et d’aimer n’est pas un progrès, elle est une maladie de l’intelligence : la science n’en est pas responsable. Ce qui est vrai, c’est que les sentiments, spontanés d’abord et irréfléchis, deviennent par degrés plus conscients et réfléchis. Ils n’ont pas besoin, pour être excités, d’objets extérieurs présents et tangibles ; ils ont un objet plus général, plus abstrait ; ils peuvent s’appliquer à de pures idées, à une doctrine religieuse, politique. Le sentiment tend ainsi à se fondre avec la pensée, à n’être que la pensée même vue sous un autre aspect. Notre sensibilité s’intellectualise : la science la modifie, la transforme, elle ne la détruit pas. Prenez tous les grands sentiments, le sentiment de la nature, le sentiment du divin, le patriotisme, la pitié, l’amour, vous verrez qu’ils sont devenus plus rationnels, plus philosophiques, sans rien perdre de leur force ni de leur poésie. « De même qu’à l’origine l’intelligence semble être sortie du pouvoir de sentir ; de même, par une évolution en sens inverse, une sensibilité plus exquise sort de l’intelligence même : dans chacun de nos sentiments se retrouve notre être tout entier, si complexe aujourd’hui, et qui essaie de rendre sa pensée égale au monde ; dans chacun de nos mouvements, nous sentons passer un peu de l’agitation éternelle des choses, et dans une de nos sensations, quand nous prêtons l’oreille, nous entendons la nature entière résonner, comme nous croyons deviner tout le murmure de l’Océan lointain dans une des coquilles trouvées sur sa grève » (p. 156).

IV

Tout ce que dit M. Guyau de l’avenir de l’art me charme. On est heureux qu’il ait tout à fait raison ; on jouit de son talent sans inquiétude. Ce n’est pas que, plus que ses adversaires, il force pour nous les portes de l’avenir. Le secret de l’avenir heureusement est inviolable. Mais ce qu’il démontre, c’est d’abord que ni la démocratie ni la science n’ont pour conséquence nécessaire la suppression de l’art ; c’est en second lieu que, quels que soient les progrès de la science, l’art ne perdra pas sa raison d’être parce que la science, loin de répondre aux besoins que l’art satisfait, ne peut que les rendre plus impérieux.

On est étonné d’avoir à redire cette banalité. Il y a deux démocraties possibles : l’une jalouse, niveleuse, faisant à l’intelligence un milieu de froideur et d’indifférence qui la tue ; c’est ainsi que la con-