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SÉAILLES.l’origine et les destinées de l’art

çoivent tous ses adversaires ; l’autre, jeune, active, éprise du mieux, agitée, mais à la façon du corps vivant, dont les éléments circulent pour s’organiser ; c’est ainsi que la veulent les meilleurs de ses partisans. Il en est de même de la science. Elle relie l’homme à tout ce qui est, la pensée à la vie, la vie au milieu qui la rend possible ; elle ne connaît qu’un monde où tout se tient et s’enchaîne ; elle ruine les distinctions radicales ; elle abolit les privilèges dont nous flattions notre orgueil ; elle nous unit à la nature entière, dont les lois sont vivantes en nous. De là deux interprétations possibles. Le réel, c’est la chose, l’élément ; toute forme est éphémère ; la plus belle est la plus fragile, la combinaison la plus complexe étant la plus instable. Ce qu’il y a de réel dans l’homme, c’est l’animal, plus encore la plante, plus encore les lois physico-chimiques, condition de tout le reste. L’esprit n’est qu’un luxe, une fleur délicate que le moindre souffle flétrit à jamais. La réalité de la pensée se mesure à la place qu’occupent dans l’espace les cerveaux des quelques hommes qui pensent. Certes, une telle conception de l’univers est faite pour décourager les audaces de la poésie. Mais la science a-t-elle pour conséquence nécessaire cette humiliation de l’esprit, cet anéantissement de la personne devant la chose grandie jusqu’à l’immensité ? L’homme n’est pas un empire dans un empire ; il n’est pas séparé de ce qui est ; fait des mêmes éléments, il est soumis aux mêmes lois. Dès lors, la pensée n’est plus une étrangère dans le monde ; la nature lui est présente ; elle est la nature même. Ce n’est pas unir l’esprit au monde que le réduire à un accident heureux ou déplorable ; bien plutôt est-ce briser la continuité qu’on affirme. L’esprit s’unit plus vraiment au monde, quand, le pénétrant, il se cherche et se retrouve en lui. La science constate ce qui apparaît, elle ne se prononce pas sur ce qui est. Elle est indifférente à la poésie, elle ne lui est point hostile ; elle ne la détruit pas dans l’âme même de l’artiste ; elle ne lui enlève pas toute sincérité, en la réduisant à un mensonge volontaire ; peut-être même, multipliant les rapports des êtres, autorise-t-elle les illusions fraternelles du poète, qui mêle à tout ses sentiments et ses espérances ?

Mais si la science ne rend pas l’art impossible, ne le rendra-t-elle pas superflu, en supprimant les besoins mêmes auxquels il répond ? La science dépouille le monde de tout ce qui, pour nous, est sa parure et son charme ; elle ramène le son, la chaleur, la lumière au mouvement ; des sensations elle fait les idées générales ; entre les idées générales elle cherche des rapports qui les réduisent à des conceptions plus abstraites et plus simples ; au terme, elle aurait transposé l’univers en un système de formules décolorées, silencieuses, toutes reliées entre elles et à un axiome suprême. Certes,