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Berkeley aurait de quoi répondre. On n’a pas assez remarqué peut-être le rôle que jouent dans sa philosophie le principe et la notion de causalité. Il ne cesse d’affirmer que l’activité véritable appartient aux seuls esprits ; les esprits sont seuls causes, seuls moteurs, les idées ou choses sensibles ne sauraient donc être causes ni d’elles-mêmes ni de rien. D’autre part, comme notre esprit a conscience de n’être pas cause de toutes ses idées, mais qu’il prend en soi-même et immédiatement le sentiment de sa propre causalité, il conclut nécessairement à l’existence d’autres causes spirituelles, analogues à lui. Cette nécessité, qui fonde à nos yeux l’existence de l’esprit divin, fonde aussi la permanence du monde extérieur ; car les idées ne peuvent rester suspendues dans le vide ; l’absence de mon esprit qui les perçoit ne peut pas plus les anéantir que sa présence leur donner l’être : mon esprit ne produit, encore une fois, que des idées dont il a conscience d’être cause. Le principe de causalité exige donc que les choses non perçues par moi, ou par mes semblables, le soient par Dieu, et si Dieu est éternel, elles sont éternellement idées de Dieu. C’est une induction, soit ; mais une induction nécessaire, et je ne vois pas qu’on puisse logiquement contester à Berkeley le droit de la faire.

Ce qu’on pourrait plus justement lui reprocher, c’est de n’avoir pas déterminé plus nettement l’origine et les caractères de l’idée de cause, la valeur du principe de causalité. La notion du moi demeure assez obscure chez Berkeley. Dans le Common place Book, il va jusqu’à dire que l’âme n’est rien que ses manières d’être[1]. Il semble qu’alors il ait eu peur, même pour l’âme, de la notion de substance, qui implique quelque chose de passif, analogue à la matière en soi. Plus tard, dans les Principes de la connaissance humaine, il identifiera la cause et la substance, et l’esprit seul est cause ou substance parce qu’il est essentiellement activité, volonté. Mais il n’est que par la conscience qu’il a de percevoir et d’agir : alors que devient-il quand la conscience est suspendue ? Berkeley ne s’explique pas sur ce point, ou plutôt il affirme, contre toute évidence, que l’esprit pense toujours, et il s’agit ici d’une pensée réfléchie (cogitation)[2]. Il ajoute que nous avons du moi, non une idée mais une notion, ce qui veut dire que le moi se saisit non comme chose étrangère, comme

  1. « The very existence of ideas constitute the soul. — Mind is a congeries of perceptions. Take away perceptions, and you take away mind. Put the perceptions and you put the mind. — The understanding seemeth not to differ from its perceptions or ideas. » (Fraser, pp. 438, 439.)
  2. Princ. of Human Knowledge, sect. 98.