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CARRAU.la philosophie religieuse de berkeley

parce que les actions morales sont nombreuses et difficiles à accomplir, soit parce qu’elles s’excluent mutuellement, qu’il n’est pas possible d’en accomplir plusieurs en même temps : « tandis qu’il est toujours possible de s’abstenir simultanément de toutes les actions positives. Voilà pourquoi, sinon les lois positives elles-mêmes, au moins leur application, comporte suspension, limitation, diversité de degrés[1]. »

On objectera qu’il en est de même de certaines lois négatives, celle-ci, par exemple : Tu ne tueras point. Le magistrat met justement à mort le criminel, et c’est un devoir pour le soldat de tuer l’ennemi dans la bataille. Mais c’est qu’alors ou bien la loi est exprimée en termes trop généraux, et dans l’exemple cité, tuer doit être pris pour commettre un meurtre ; — ou bien la proposition étant maintenue avec toute son extension, on doit en excepter les cas précis qui ne rentrent pas dans les conditions de la loi. Ainsi, tous les cas où l’action de tuer ne se confond pas avec celle de commettre un meurtre, sont légitimement exceptés. « Ce n’est donc pas la loi même de la nature qui comporte des exceptions ; c’est une proposition plus générale, qui, outre la loi, enveloppe quelque chose de plus ; et ce quelque chose doit être supprimé, pour que la loi devienne par elle-même claire et déterminée[2].

L’expression : loi de la nature, peut aussi prêter à équivoque. C’est, dira-t-on, en vertu d’une loi de la nature que tout animal a l’instinct de la conservation et cherche par tous les moyens possibles à éviter la mort qui le menace. Mais une telle loi ne ressemble en rien à celles qui expriment une obligation morale. Elle ne s’adresse pas à la volonté ; elle agit en nous sans notre aveu. La confondre avec un des préceptes de la moralité, c’est excuser par avance tous les crimes qu’un homme pourra commettre pour sauver sa vie.

La morale de Berkeley se rattache, on le voit, de la manière la plus étroite, à sa philosophie religieuse. Ce qui fait proprement le caractère obligatoire et sacré de la loi, c’est qu’elle est un décret de la volonté divine, et qu’elle a pour sanction des récompenses et des peines éternelles. Aussi combat-il avec force, non seulement le paradoxe impie de Mandeville, que les vices sont plus utiles au genre humain que les vertus, mais encore la morale tout esthétique de Shaftesbury. Pratiquer la vertu uniquement parce qu’elle est belle, et pour donner satisfaction au sentiment délicat et impérieux que nous avons du bien ; la flétrir comme mercenaire dès qu’elle cherche

  1. Passive obedience, § 25.
  2. Passive obedience, § 32.