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qu’on se le représente d’habitude, Berkeley a un sentiment très vif de la réalité ; il est de plus un poète, à sa manière ; dès sa jeunesse, il s’est nourri de Platon, dont le culte s’était conservé intact, depuis le milieu du xviie siècle, dans les universités anglaises et notamment à Cambridge. Ce n’est pas lui qui se résoudra jamais à voir dans la nature, surtout dans la nature vivante, un théorème glacé de mécanique.

C’est l’explication de la vie qui sera tentée dans la Siris. Mais le souffle platonicien qui n’a jamais cessé d’inspirer Berkeley[1], et qui l’anime plus visiblement encore à partir de sa retraite en Irlande, ne devait pas l’abandonner à moitié route. Il l’élèvera, sur les ailes de la dialectique, jusqu’à la cause première de toute vie, jusqu’à la contemplation de l’essence même de Dieu.

Avant la Siris, Berkeley, tout entier à sa lutte contre le scepticisme et l’athéisme des libres penseurs, s’est uniquement préoccupé d’établir qu’il y a un Dieu qui gouverne le monde et l’humanité avec sagesse, bonté, justice ; un Dieu rémunérateur et vengeur, tel que l’exige l’ordre moral du royaume des esprits. Les rapports de ce Dieu avec les âmes humaines ont été suffisamment déterminés ; il leur donne les idées qu’elles ne produisent pas d’elles-mêmes, et les règles générales de la conduite. Mais dans quelle relation est-il avec le monde ? Dira-t-on que cette question n’existe pas, puisque le monde n’existe que comme perception des esprits ? Mais nous venons de voir que le problème de la vie déborde les solutions trop étroites et trop simples de l’immatérialisme antérieur à la Siris. La vie aura Dieu pour cause, bien entendu ; mais la vie dans son essence, échappant à la formule : esse est percipi, il faudra que la causalité divine intervienne ici autrement qu’elle ne le fait quand elle suscite et unit en nous des idées ; il faudra, si les êtres vivants sont quelque chose pour eux-mêmes, déterminer comment Dieu peut être à la fois le principe de la vie et s’en distinguer ; il faudra, en un mot, pénétrer plus avant dans la nature de la cause première pour constituer, sans tomber dans l’hylozoïsme stoïcien, une philosophie de la vie universelle qui nous sauve des systèmes mécanistes, si favorables aux doctrines athées.

On le voit : la Siris n’est qu’un développement plein de grandeur de ce que nous ont révélé les premières œuvres. Berkeley est arrivé au seuil de la vieillesse, il a lutté jusqu’ici contre ce qu’il croit le mal et l’erreur ; nul polémiste n’a été plus ardent, plus souple, plus infatigable ; il a poursuivi dans tous ses retranchements successifs la

  1. Lettre à Prior, sect. 16.