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CARRAU.la philosophie religieuse de berkeley

Alexandrins ; elle échappe à la durée, car ce qui existe dans le temps est à la fois plus jeune et plus vieux que soi-même ; on ne peut donc dire d’elle qu’elle a été, qu’elle est ou qu’elle sera. Mais, dit encore Parménide, le τὸ νῦν est partout présent au τὸ ἕν : la réalité de l’Un est un éternel maintenant (one eternal now), un punctum stans, selon l’expression des scolastiques.

Que l’Un soit sans intelligence, ἄνους, on doit entendre par là qu’étant par essence toute perfection, il est supérieur à l’intelligence et la contient éminemment. De même celle-ci est essentiellement pensée et, par participation, bonté et vie ; et la troisième hypostase, qui est en soi la vie, est, par participation encore, intelligence et bonté.

Toutes ces distinctions sont d’ailleurs purement logiques ; il n’y a entre les trois personnes divines aucune priorité d’existence. Mais ce dogme de la Trinité, qu’une tradition aussi ancienne que le monde semble avoir maintenu à travers toute l’antiquité païenne, comme un pressentiment du christianisme ou l’écho affaibli d’une révélation primitive, loin d’être le produit d’un jeu arbitraire de dialectique, est confirmé par l’observation de notre propre nature. Ce qui constitue le fond le plus intime de notre être, l’essence de notre personne, c’est l’unité. L’unité que nous sommes impose une forme à la pluralité fuyante des impressions sensibles ; penser, c’est unifier. Philosopher, par suite, ce n’est pas se disperser dans le torrent des apparences : c’est se recueillir en l’unité fondamentale de son être et se rattacher, par la raison et par l’amour, à l’unité suprême : φυγὴ μὸνου πρὸς μόνον. Le sens est aveugle et ne saisit que des ombres : la vraie science est celle qui s’élève par la seule vertu de la raison, jusqu’à l’être véritable, les idées, et leur principe suprême, Dieu.

Que sont donc ces idées, si différentes de celles que nous ont rendues familières la Nouvelle Théorie de la Vision et les Dialogues entre Hylas et Philonoüs ? Berkeley n’en dit presque rien. Ce sont, outre les attributs divins, les rapports universels qui, établis par l’intelligence de Dieu, constituent l’ordre général des phénomènes, la beauté et l’intelligibilité de la création. Les choses sensibles, simples modifications des esprits, n’ont d’existence qu’en eux ; ce qu’il y a d’actif et de vivant dans la nature s’explique par l’éther, principe des raisons séminales que l’intuition pure découvre sous le voile des phénomènes : l’éther lui-même est mû par Dieu et comme pénétré de sa pensée. Des esprits créés, des lois, une activité impalpable et invisible que dirige la cause souveraine, voilà tout le réel de la nature, et cette réalité même, si l’on excepte les âmes des hommes,