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TARDE.avenir de la moralité

rent. L’accord des actes aux idées n’est qu’une variété de celui-ci, car l’homme qui agit contrairement à ses principes est forcé de se mésestimer d’abord en se les appliquant, ce qui provoque aussitôt en lui quelque fin de non-recevoir exceptionnelle et sophistique qui commence à battre ses principes en brèche et introduit dans sa conscience un germe de contradiction. Or, la contradiction est un état d’équilibre cérébral instable qui tend toujours à se résoudre en un accord. Toutefois, remarquons en finissant que, dans un milieu très socialisé, où l’attention des individus, tout extériorisée, n’est préoccupée que d’autrui, on est bien moins choqué de se contredire soi-même qu’on ne l’est d’être contredit par les autres ou qu’on ne souffre à être obligé de les contredire par ce genre particulier d’inconséquence sociale appelé dissidence. Et, de fait, combien de maximes excellentes circulent à leur aise de par le monde, sans qu’on s’aperçoive même qu’elles sont à chaque instant violées par la conduite habituelle et uniforme des gens ! C’est qu’ici la logique sociale est satisfaite, grâce à cette double uniformité des pensées et des actions, d’ailleurs contradictoires individuellement. La contradiction, en effet, qui existe si souvent entre nos désirs et nos croyances, entre nos actions et nos maximes, provient de ce que nos actes et nos désirs sont formés à l’instar des actes et des désirs d’autrui, tandis que nos maximes et nos croyances sont la répétition des paroles d’autrui[1]. Or, les gens ont fréquemment intérêt à ne pas agir comme ils parlent, car, en parlant, ils cèdent au besoin d’émettre des propositions générales sans prévoir d’ordinaire qu’ils seront un jour entravés par elles, comme il arrivait à Napoléon lui-même de se garrotter par ses propres décrets. Il n’est pas de source plus intarissable de la moralité publique que ce besoin de généralisation. En effet, quoique fréquente, la scission entre le courant des principes professés de bouche et celui des actes suggérés ne saurait durer longtemps ; et, signalée bientôt par les consciences les plus hautes, les plus soucieuses de leur intégrité, les plus éprises du bien moral pur, elle ne tarde pas à disparaître.

G. Tarde.

  1. Aussi, quand on agit mal, on se dérobe aux regards de ses semblables, bien qu’on sache que ceux-ci, s’ils étaient eux-mêmes isolés, se conduiraient semblablement.