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Mais que signifie, dans ce langage, le mot substance ? Il n’est pas toujours pris dans la même acception. En logique, il désigne l’individuel, le particulier (τόδε τι) ; en métaphysique, il s’emploie souvent pour l’universel, la notion générique, non pas tel ou tel homme, telle ou telle plante, mais l’homme ou la plante en général. Il n’est pas impossible cependant de concilier ces deux sens du même mot pour Aristote. Il est toujours l’adversaire décidé de Platon, qui prenait pour la réalité l’idée, c’est-à-dire ce qui ne se trouve en aucun être individuel, mais donne la vie et l’existence à tout ce qui est. Pour lui, au contraire, l’être réel, la vérité substantielle, la vérité essentielle des choses, consiste dans l’union de deux éléments, qui peuvent être séparés par l’analyse, mais qui, en toute chose, forment deux aspects complémentaires. Nous pouvons donner différents noms à cette synthèse de deux termes opposés : ou bien c’est une matière indéterminée (ὕλη), d’une part, et, de l’autre, une forme créatrice (εἴδος) ; ou bien nous dirons que chaque chose est à la fois particulière et universelle. Les choses sont ainsi, dans le langage d’Aristote, des combinaisons (σύνολον) dans lesquelles la matière se mêle à la forme et la forme prend une réalité, grâce à cette matière qui était encore sans forme. À l’entendre ainsi, l’âme est la substance, c’est-à-dire la réalité concrète ou la vérité substantielle du corps ; elle en est la réalisation (ἐνέργεια σώματος). Cette idée de réalisation occupe une place importante dans la philosophie d’Aristote. Il conçoit le monde comme dans un progrès continu, par la transformation incessante en ce qui est actuellement de ce qui n’est d’abord qu’en puissance. Ainsi deux aspects inséparables et corrélatifs de tout développement d’existence, la puissance et l’acte, l’acte lui-même n’étant à son tour que puissance par rapport à un nouveau développement de la réalité. On comprend par là en quel sens l’âme est la réalisation du corps. Sans elle, il n’a qu’une existence potentielle ; il n’est rien d’actuel ou de réel. C’est elle qui lui donne sa véritable signification, qui est, en un sens, sa fin et son terme. Quand un organisme s’est assez développé pour avoir une âme, il a atteint, en quelque sorte, son plus haut degré de développement.

Aussi Aristote emploie-t-il, pour désigner l’âme, le mot entéléchie (ἐντελέχεια), qui est assez clair par lui-même, mais auquel il substitue quelquefois le mot énergie (ἐνέργεια), bien que celui-ci n’exprime plutôt qu’un degré pour arriver à l’entéléchie. L’entéléchie, en effet, est la réalisation qui contient la fin (τέλος) d’un développement, l’expression complète d’une fonction, la perfection d’un phénomène, le dernier pas dans le progrès de la puissance à l’acte. L’âme n’est donc pas la réalisation du corps seulement, mais sa réalisation parfaite, ou son entier développement. Il y a cependant encore une explication plus complète à donner du mot entéléchie, quand il est ainsi employé à la définition de l’âme. Ce plein développement d’un objet ou d’une idée peut être implicite ou explicite. Nos facultés de connaître, par exemple, trouvent leur achèvement, d’une part, dans la