Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXII, 1886.djvu/427

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
423
REVUE GÉNÉRALE.penjon. Psychologie d’Aristote

cette analogie avec nos capacités inférieures que notre raison doit être affectée (πάσχει) par l’objet comme les sens par les qualités des choses extérieures. L’idée d’assimilation que nous avons fait intervenir quand nous parlions de l’âme végétative reparaît ici. Mais si les sens eux-mêmes n’étaient pas purement passifs, s’il fallait supposer en eux un pouvoir capable de séparer la forme de la matière, à plus forte raison devons-nous reconnaître cette activité lorsqu’il s’agit de la pensée. Aussi, à peine avons-nous constaté la première ressemblance des sens et de la raison que nous devons, avec Aristote, proclamer la supériorité de la raison sur ses objets. En réalité, suivant les expressions d’Anaxagore, elle est indépendante de la matière, elle est distincte du monde sensible et le domine en le connaissant.

La difficulté même que ces expressions soulèvent est, pour Aristote, une occasion d’expliquer plus clairement le rôle de la raison dans la connaissance. Si la pensée est distincte des choses, si elle est en dehors du monde, comment peut-elle connaître (εἰ ὁ νοῦς μηθενὶ μηθὲν ἔχει κοινὸν, πῶς νοήσει) ? La pensée, avons-nous dit, est une sorte de réceptivité. Mais si c’est une chose de subir une action, et si c’est une autre chose de la produire, il doit y avoir un élément ou un facteur commun pour les relier l’une à l’autre. Nous éclaircirons peut-être cette question en examinant celle de savoir comment la raison elle-même peut devenir un objet de pensée. Si la raison est un objet de pensée précisément parce qu’elle est la raison, il faut supposer que les autres choses aussi, pour être pensées ou connues, doivent être douées de raison ; ou bien si ce n’est pas précisément parce qu’elle est la raison que la raison est un objet de pensée, il faut admettre qu’elle le devient grâce à quelque élément qui est aussi commun aux autres choses et la rend connaissable comme elles le sont elles-mêmes. Nous ne devons ni spiritualiser la matière, ni matérialiser l’esprit. Il vaut mieux supposer un facteur commun au sujet et à l’objet, dire que la raison contient implicitement en elle le monde entier de l’expérience, que le microcosme contient implicitement le macrocosme. Mais ce monde subjectif de la pensée commence par une pure possibilité a priori ; c’est une pure forme tant que l’expérience actuelle ne lui a pas donné la réalité. La relation de la pensée et du monde est donc semblable à celle d’une table rase et de ce que l’on pourrait y graver. Il ne faut cependant pas prendre cette métaphore au sens de Locke. Tout ce qu’Aristote veut nous dire, c’est que, de même qu’une feuille de papier contient a priori et implicitement tout ce que l’on voudra y écrire, la raison contient implicitement ses objets, qui sont rationnels comme elle-même.

Ainsi, à cette question, comment la connaissance est-elle possible ? comment pensons-nous les choses ? Aristote répond que nous les pensons dans la mesure seulement où l’objet de notre expérience est rasonnable, et il explique cette réponse en distinguant deux sortes d’objets de pensée auxquels la raison peut s’appliquer l’abstrait ou l’immatériel, le concret ou le matériel. Dans le premier cas, cette correspon-