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matisent les matériaux de la pensée, tandis que ces matériaux, d un autre côté, sont formés dans un monde intelligible par un acte de raison qui se poursuit depuis l’origine des choses et dont chacun de nous dispose à son tour. La raison créatrice, en un mot, est la faculté qui interprète constamment et soutient en quelque sorte un monde intelligible où s’exerce ensuite l’expérience, tandis que la raison passive ou réceptive est le même intellect se manifestant par ces opérations variées qui nous fournissent par degrés tous les matériaux de la connaissance.

La raison, dit Aristote, est la faculté qui rend l’âme raisonnable et permet de former des opinions (λέγω δὲ νοῦν ᾧ διανοεῖται καὶ ὑπολαμϐάνει ἡ ψυχή), la faculté de connaître et de comprendre. Elle est donc pour lui l’antithèse, la contre-partie des sens. Les anciens psychologues se sont trompés en identifiant la perception et la pensée, en regardant la pensée comme un processus matériel. La possibilité même de l’erreur de la part de la pensée montre bien qu’il faut la distinguer des données des sens spéciaux qui sont, comme telles, toujours vraies. Les sens correspondent à des objets extérieurs et en dépendent ; la raison a son objet, pour ainsi dire, en elle-même, et elle est ainsi libre d’agir à notre gré. Elle traite plutôt de l’universel et de l’abstrait ; les sens ont affaire au concret et au particulier. Les sens et la raison ont, en fait, le même rapport que le concret et l’abstrait, le phénomène immédiat et son essence. Certaines choses, il est vrai, sont tout d’abord si abstraites que nous ne pouvons y distinguer deux aspects : l’esprit, par exemple, et l’idée de l’esprit sont identiques ; mais, ailleurs, il est facile de séparer l’eau et l’idée de l’eau, par exemple, la chair et l’idée de la chair. Ce sont les sens qui nous font connaître les choses concrètes, les qualités particulières du chaud et du froid, tandis que la raison nous révèle la nature abstraite, l’idée réelle. Mais Aristote ne tire pas une ligne de démarcation bien nette entre ces deux applications de nos facultés de connaître. Entre le concret et l’abstrait, entre le particulier et l’universel, il n’y a pas autant d’intervalle que Platon l’a supposé. Et alors les facultés qui saisissent ces deux aspects des choses ne doivent pas non plus se distinguer tout à fait l’une de l’autre. C’est plutôt la même faculté qui s’exerce de deux manières ; c’est comme une ligne, droite d’abord, qui reviendrait ensuite sur elle-même. La connaissance sensible ressemble à la partie droite de cette ligne ; elle est directe et immédiate. La connaissance rationnelle ressemble plutôt à la portion de cette ligne qui est repliée sur elle-même. En d’autres termes, lorsque la raison prend conscience des idées essentielles des phénomènes, elle se retrouve, pour ainsi dire, elle-même dans les choses. Mais il n’y a entre les deux connaissances qu’une différence de point de vue ; les deux facultés ne diffèrent pas plus que les deux faces, les deux aspects de l’objet qu’elles saisissent l’une et l’autre.

Non content d’établir cette relation entre la connaissance sensible et la connaissance rationnelle, Aristote se sert des sens pour expliquer comment s’exerce la raison. Nos plus hautes fonctions intellectuelles ont