Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXII, 1886.djvu/431

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
427
REVUE GÉNÉRALE.penjon. Psychologie d’Aristote

pensée a besoin pour s’exercer d’un objet suggéré par les sens, et, de l’autre, que la raison doit mettre cet objet en lumière pour pouvoir le penser. Ce sont deux degrés différents de l’œuvre de la connaissance. « En disant que c’est la pensée qui donne à la pensée son objet, Aristote fait allusion à l’acte premier et fondamental par lequel un esprit conscient interprète l’univers ; en disant que la pensée trouve son objet dans les images sensibles et qu’elle ne peut pas s’exercer sans ces images, il fait allusion à la mise en œuvre par la pensée discursive des matériaux que la raison a déterminés… Sans doute, c’est seulement dans les faits sensibles que nous découvrons les formes de la raison — ἐν τοῖς εἴδεσι τοῖς αἰσθητοῖς τὰ νοητά ἐστι — mais cette expression est pour bien marquer que les phénomènes sont intelligibles aux sens à la condition seulement qu’ils soient pensés, et que les idées ont leur véritable importance seulement parce qu’elles s’appliquent et s’incorporent à l’expérience sensible. Bien que les formes de la raison soient ainsi contenues dans les données des sens, c’est à la raison qu’il faut les rapporter comme à leur source ; c’est elle qui les met dans les choses, car elle est elle-même la forme constitutive qui détermine et applique les formes et les catégories d’existence, comme la main est l’instrument des instruments, l’instrument qui fabrique et qui emploie les autres instruments. »

Cette raison est l’essence même de l’individu ; elle ne dépend pas, comme les autres éléments intellectuels ou émotionnels de notre nature, des conditions physiologiques ; elle leur est supérieure, elle nous met en relation avec Dieu même. Aussi n’avons-nous pas à rechercher quand elle a commencé d’être ; elle est coéternelle au monde. C’est seulement dans son application à l’expérience que nous pouvons faire intervenir les catégories d’avant ou d’après. Par rapport à elle, prise en elle-même, les questions de temps n’ont aucun sens.

Cette théorie de la raison est le point culminant de la psychologie d’Aristote. C’est en effet la théorie de la connaissance qui semble surtout l’avoir préoccupé. Ni dans le Traité de l’âme, ni même dans ses traités de morale, il n’a donné à l’étude de la sensibilité les développements que nous aurions voulu. Mais il a reconnu que le plaisir et la douleur font passer l’homme de l’état d’être purement intelligent à celui d’être actif et moral. Ni les processus de la vie animale, qui n’implique aucune conception de fin à atteindre, ni les facultés de perception, qui s’exercent souvent sans que se manifeste aucune tendance à agir, ni la raison elle-même, ne suffisent pour expliquer aucune activité proprement dite. C’est l’appétit, le désir, la volonté qui sont causes de l’action, et constituent, à ce point de vue, le fond même de l’être. Dans l’exercice de la volonté, qui est propre à l’homme, les sens et la raison interviennent. Seul, suivant une remarque profonde d’Aristote, l’homme peut avoir des motifs, seul il peut être dit cause et principe de ses actes[1] (αἴτιος καὶ ἀρχὴ

  1. Voy. Renouvier, Esquisse d’une classification des Doctrines philosophiques, t.  I, p. 240.