Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXII, 1886.djvu/463

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
459
SOURIAU.la conscience de soi

être prise comme objet d’une autre pensée. De la sorte, j’aurais à la fois deux pensées différentes, dont l’une aurait pour objet la chose, et l’autre l’acte de la concevoir ; et comme ce qui existe subjectivement dans la première serait représenté objectivement dans la seconde, on pourrait dire que, par la seconde, je prends conscience de la première. On pourra même supposer que, par une troisième pensée, je prends conscience de la seconde, et ainsi de suite. Toutes ces pensées édifiées les unes sur les autres seront conscientes, et il n’y aurad’inconscient que l’acte de pensée final.

— Mais si l’on reconnaît que l’idée n’est que la forme de la pensée, toute cette construction s’écroule. Penser à une chose, avons-nous dit, c’est penser d’une certaine manière : penser à cette pensée, ce sera donc penser de la même manière, et la pensée de ma pensée se ramènera à la pensée de la chose.

J’accorderai également que les phénomènes qui m’apparaissent comme objectifs sont subjectifs en réalité, et que toute observation e xtérieure peut se ramener à une observation interne. Maintenant cela prouve-t-il que les phénomènes objectifs soient conscients ? Oui, s’il est établi que nous pouvons prendre conscience des phénomènes subjectifs. Mais c’est ce que nous aurons à examiner tout à l’heure.

IV

Quelques-uns de mes lecteurs, je n’en doute pas, ont dû parcourir des yeux le précédent chapitre avec une certaine méfiance, soupçonnant un sophisme, bien décidés à ne pas se laisser convaincre. Quand on démontrerait qu’une chose est inintelligible, illogique, absurde, qu’importe, si elle est ? Aucun raisonnement ne peut prévaloir contre l’expérience. Or, l’expérience ne prouve-t-elle pas que cette réflexion, si difficile à expliquer, est un procédé usuel de l’esprit ? En fait, je sais que je pense : comment ma pensée connaîtrait-elle sa propre existence si elle ne pouvait de quelque manière prendre conscience de soi ? En fait, j’ai l’idée de la pensée : quand je conçois cette idée, l’objet de ma pensée n’est-il pas ma pensée même ? Chacune des phrases que j’écrivais tout à l’heure ne se donnait-elle à pas elle-même un démenti ? N’était-elle pas un exemple de cette réflexion, que je déclarais impossible ? Et tous les livres de psychologie, dans lesquels on décrit jusque dans le plus menu détail nos diverses opérations intellectuelles, ne démontrent-ils pas d’une manière évidente que l’esprit humain peut se rendre compte de ses actes, les observer, en prendre connaissance ? La réflexion de la pensée sur soi est incom-