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ment, par sa complexité même, échapperait à l’observation. En effet, il ne consiste ni dans l’un ni dans l’autre de ces éléments, mais justement dans leur ensemble. Or, nous ne pouvons faire attention à tout, ce qui reviendrait exactement au même que de ne faire attention à rien. Quand nous voudrons observer un sentiment, notre attention se portera, soit sur les sensations, soit sur les idées qui en font partie, et, à aucun moment, le sentiment même ne sera observé. Il est facile de s’assurer qu’en fait les choses se passent bien ainsi : nos sentiments ne subsistent dans leur intégrité que lorsque nous ne songeons pas à les observer ; dès que nous fixons sur eux notre attention, ils se dissocient : l’un ou l’autre de leurs éléments essentiels disparaît, et nous ne trouvons plus en nous-mêmes que des idées ou de simples sensations.

VI

Nous voici arrivés au moment critique de notre discussion. De réduction en réduction, nous avons fini par ramener tous les problèmes que nous nous étions posés à cette question finale : la sensation est-elle consciente ?

Elle l’est, dit-on, nécessairement. Une sensation que je n’aurais pas conscience d’éprouver ne me concernerait pas, n’existerait pas pour moi, ne serait pas mienne : il est donc prouvé déjà que mes sensations à moi sont nécessairement conscientes. Existe-t-il d’autres sensations que les miennes ? Sans doute. Mais il faut bien admettre que ce sont les sensations de quelqu’un, d’une autre personne, d’un être quelconque ; et le même raisonnement, que je viens d’appliquer à mes sensations, vaudra pour les siennes. Donc la conscience est la condition nécessaire de toute sensation.

Que devons-nous penser de cette argumentation ? Au premier abord, nous serions tentés de la soumettre au contrôle de l’expérience. La science moderne est devenue très prudente et très positive : si excellentes que soient ses méthodes de spéculation, elle ne s’y fie jamais absolument ; elle garde un doute provisoire sur ses calculs et ses raisonnements les mieux établis tant qu’elle n’a pu les soumettre au contrôle du fait, qui est devenu son véritable criterium. Mais ici nous sommes bien obligés de renoncer à nos habitudes, et de faire de la psychologie suivant l’ancienne méthode, car l’hypothèse en question a justement cette particularité, de ne pouvoir être soumise à la vérification expérimentale.

En effet, si la conscience est la condition nécessaire des sensa-