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tendent à devenir réflexes, et la notion de l’obligation disparaît également pour faire place à une autre forme de déterminisme.

Il n’y a donc rien de bien surprenant à ce que l’on trouve assez fréquemment des gens à qui manque absolument ou presque absolument à ce que l’on appelle en général « le sens du devoir ». Ce sont des êtres qui, ne possédant pas quelques-unes des tendances importantes qui se trouvent en général chez l’homme, ne se croient pas obligés à leur donner satisfaction. Il s’agit ici d’un véritable cas de monstruosité morale qui empêche les fonctions sociales de s’accomplir, comme une difformité physique peut empêcher la course ou la marche. M. Despine a cité un certain nombre d’exemples de cette monstruosité. Un assassin disait : « Je voulais bien tuer ; cela m’était absolument égal puisqu’on me promettait de me récompenser, mais je voulais que Joseph fit le coup avec moi, afin que, si j’étais pris, je ne tombasse pas seul dans le malheur[1]. »

Un jeune ministre méthodiste empoisonne sa femme. « C’est en témoignant des sentiments d’affection à sa femme, qu’il tente de l’empoisonner ; le coupable avoue que, pendant ce long assassinat, il ne lui vint pas un seul remords, pas un seul sentiment de pitié pour sa femme, pas une seule crainte des conséquences de son crime : il avait la conscience aussi légère que s’il avait fait la chose la plus naturelle du monde… Cet exemple, ajoute M. Despine, est bien celui d’une absence complète de sens moral, et même des sentiments généreux et des sentiments inspirateurs de l’intérêt personnel bien entendu. Il ne s’agit point ici d’un individu possédant ces facultés à un faible degré, facultés dont les faibles germes auraient été étouffés dès l’enfance par un milieu pervers et par l’ignorance, car il s’agit d’un personnage qui a reçu une éducation soignée, qui a de l’instruction, et qui a vécu dans un milieu moral et religieux. Nous trouvons donc en lui un exemple d’idiotisme moral complet chez un homme parfaitement doué d’intelligence et intellectuellement instruit[2]. »

Il paraît assez bien établi que l’on trouve chez certains criminels un manque complet de « sens moral » au sens où ce mot est pris d’ordinaire. Cependant, je crois qu’on peut découvrir encore chez eux le procédé psychologique qui donne naissance à cette forme générale d’obligation, dont nous nous sommes précédemment occupés et dont l’obligation morale est un cas particulier ; on peut du moins interpréter dans ce sens les remarques suivantes que j’emprunte encore à M. Despine. « Les criminels comprennent par leurs senti-

  1. Despine, De la folie au point de vue philosophique ou plus spécialement psychologique, p. 189.
  2. Despine, ouvr. cit., p. 587, 588.