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PAULHAN.le devoir et la science morale

ments égoïstes que la société ne peut pas tolérer des actes qui la blessent si profondément. Quelques-uns comprennent même que l’on inflige des peines par représailles et que l’on applique la loi barbare du talion, loi fondée sur la vengeance. Aussi, l’aveu fait par un criminel qu’il mérite la mort, n’est point un signe de remords moral, de sensibilité morale[1]. » Nous retrouvons bien ici cette idée, ce sentiment de la convenance et de la disconvenance entre les actes et leurs conditions ou leurs suites. Le criminel, on peut le dire, comprend que la société doit se défendre contre lui. Ce qui paraît manquer en lui, ce n’est pas la possibilité abstraite de l’idée de quelque chose qu’il convient de faire, mais bien les tendances concrètes qui indiquent généralement aux hommes que ce qu’il convient de faire est telle chose, et non telle autre chose.

Dans la majeure partie des cas, le sentiment du devoir se fait jour en cas de conflit et lorsque les actes que les tendances morales tendent à faire accomplir ne peuvent être accomplis très facilement. En ce cas, l’obligation morale est le résultat de la pression exercée sur nous par notre conception abstraite et idéale de l’univers et de l’homme et des tendances qui s’éveillent en nous et agissent dans le même sens que cette conception, ainsi que j’ai tâché de l’établir. Sans doute, cette idée ou ce sentiment de l’obligation n’est pas toujours très puissant ; il a une force très variable selon le degré d’organisation qu’ont acquis nos idées sur le rôle de l’homme et aussi selon la force des impulsions qui nous portent à agir naturellement dans le sens du devoir, puisque ce sentiment de l’obligation morale ne peut se manifester que si les tendances qui correspondent aux principales conditions d’existence ont acquis un certain degré de développement. Je n’ai pas à insister ici sur les phénomènes bien connus de la lutte entre le devoir et les passions ; ils n’ont rien de particulièrement difficile à expliquer, non plus que le remords, dont la théorie de Darwin, en la complétant un peu, rend compte d’une manière satisfaisante.

Il me paraît que l’explication donnée ici de l’obligation en général, et de l’obligation morale, peut permettre de trouver une réponse à une objection faite à toute théorie de l’obligation morale qui ne repose sur aucun principe transcendant. Cette morale, dit-on, réduit l’obligation à n’être qu’une hallucination utile, et la théorie, en donnant à l’individu la conscience de son hallucination, l’en débarrasse par cela même. Il y a d’ailleurs une grande part de vrai dans la critique de M. Guyau ; sans doute, la réflexion, en s’appliquant à l’instinct

  1. Despine, ouvr. cit., p. 592.