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PAULHAN.le devoir et la science morale

altruistes qui nuisent à la systématisation complète des actes et des sentiments en vue de la recherche du plaisir, serait considéré comme un devoir par ceux qui réfléchiraient sur la question, et ferait l’objet d’un sentiment d’obligation morale plus ou moins nettement perçu et senti. Le procédé de l’esprit serait d’ailleurs exactement le même ; il s’agirait encore ici de la direction donnée à la conduite de l’homme en adaptant cette conduite à des vues générales sur l’homme, la société et le monde. C’est encore le bien et l’idéal que rechercherait un égoïste philosophe ; seulement ce bien et cet idéal ne seraient pas les mêmes que ceux qu’on nous a habitués à considérer. Mais, alors même que nous admettons qu’il se tromperait et qu’il aurait tort, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître que son procédé est semblable au nôtre, et que le résultat seul est différent parce que le point de départ n’est pas le même. Nous reviendrons dans le chapitre suivant sur la valeur de l’obligation morale, et nous aurons alors à discuter le problème à un autre point de vue ; pour le moment, il ne peut être question que de la possibilité psychologique de l’idée du devoir et du sentiment d’obligation.

On peut sans doute trouver quelques éclaircissements à la question en comparant les faits de l’activité aux faits intellectuels, et en comparant le devoir et la croyance. Dans le domaine intellectuel aussi, nous avons des croyances irrésistibles et que l’on peut comparer aux réflexes composés ; ce sont des associations d’idées à peu près indissolubles[1]. Ainsi, je ne puis réellement pas croire que le porte-plume que je tiens à la main n’est pas un porte-plume. En écartant bien entendu la question de l’existence du monde matériel et en m’en tenant au phénoménisme subjectif, ma perception se compose de sensations et d’images associées d’une manière telle que je ne puis les séparer. Dans d’autres cas, la croyance n’est pas aussi invariable et aussi fixe ; ainsi, dans un cube dessiné sur le papier, on peut se représenter à volonté que telle ou telle face est en avant des autres[2]. Dans bien des cas, cependant, bien que l’évidence ne soit pas absolument irrésistible, nous sentons que nous devons croire à telle ou telle chose plutôt qu’à telle ou telle autre. C’est lorsque les faits qu’il s’agit de croire nous paraissent se rattacher logiquement aux faits que nous admettons. C’est sur des croyances de cette nature que la plupart de nos opinions sont fondées. Nous sentons très bien que nous pourrions résister à certaines croyances et cependant que nous devons les accepter. De même, nous sentons que nous ne devons

  1. Voyez Binet, La psychologie du raisonnement, p. 2.
  2. C. J. Sully, Les illusions des sens et de l’esprit, et Egger, Revue philosophique.