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moral tel qu’il se manifeste actuellement, le soumettra à une critique sévère, et fera sans doute rejeter bien des prescriptions actuellement acceptées ; sans doute, un grand nombre des habitudes, des associations d’idées regardées actuellement comme morales peuvent être ainsi obligées de disparaître ; peut-être aussi ce que l’on entend en général par l’obligation morale, et la portée métaphysique qu’on attribue à ce phénomène doivent-ils s’évanouir : mais cela signifie-t-il que toute obligation morale doive disparaître ? Je ne le pense pas — en tant du moins que l’on suppose que l’homme restera ce qu’il est à présent, un être conscient ou raisonnant — car l’obligation pourrait disparaître par un progrès qui aboutirait à l’automatisme. En dehors de ce cas, désirable, mais hors de toute vraisemblance, l’idée du devoir ne peut guère disparaître.

En effet, comme nous l’avons vu, elle n’est pas simplement un produit plus ou moins fixe de l’esprit, ni même un instinct, elle est l’expression du mode de fonctionnement de tout esprit qui réfléchit. Elle a pour base, comme sentiment d’obligation, la systématisation spontanée des actes psychiques et nerveux, c’est-à-dire le phénomène essentiel sans lequel l’esprit même et la vie n’existeraient pas. Comme sentiment d’obligation morale, elle repose sur cette coordination particulière au moins ébauchée des actes de l’homme avec les conditions sociales et générales de son existence. Par conséquent, en tant que l’homme réfléchira sur sa nature et sur la nature du monde, il sera bien obligé de concevoir un idéal, et en tant qu’il sentira en lui la pression de certains instincts, quels qu’ils soient, et qu’il en apercevra les conséquences logiques, il se sentira obligé à les accomplir. Alors même, supposons-le, que l’homme, sous l’influence des théories naturalistes, deviendrait absolument égoïste et détruirait tous ses anciens instincts altruistes ou désintéressés, alors qu’il s’imposerait comme loi de ne rechercher que son propre plaisir, il me paraît évident que nous trouverions encore en ce cas des phénomènes d’obligations et des idées de devoir tels que nous les avons définis. Remarquons, en effet, que l’homme qui chercherait à se débarrasser de certains instincts altruistes, par exemple, qui le gêneraient, obéirait encore à un idéal et rechercherait encore l’harmonie et la coordination des actes et des sentiments. Seulement cette coordination et cette harmonie s’effectueraient dans un autre sens que celui que nous sommes habitués à considérer comme le meilleur. Mais, si nous faisons abstraction de ce qu’il y a de concret dans nos croyances morales, qui sont peut-être des préjugés, nous verrons que le procédé de l’esprit est toujours le même, et que, dans le cas que nous envisageons, certainement l’acte de se débarrasser des instincts