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ANALYSES.paul janet. Victor Cousin.

ner un coup de patte sournois au matérialisme et à l’athéisme du xviiie siècle (p. 47). En 1824, il avait dit, entre autres formules nettement panthéistiques : « Si Dieu n’est pas tout, il n’est rien. » Reproduisant plus tard ce passage, il écrit pour faire croire qu’il n’a jamais changé d’avis : « Si Dieu n’est pas dans tout, il n’est dans rien. » Deux monosyllabes changent toute sa doctrine. Et tout cela, sans un mot, sans une note qui avertisse le lecteur. Sans cesse, dans ses nouvelles éditions, il ajoute, retranche, modifie, quelquefois très profondément, toujours sans rien dire. On savait tout cela, avec moins de précision, il est vrai, qu’aujourd’hui (car on n’avait pas présents à l’esprit tous les détails que nous devons aux savantes investigations de M. Janet). Quel philosophe oserait à présent employer de pareils procédés ? Jouffroy n’aurait pas fait cela.

Il est bien vrai que ce courant d’antipathie une foi établi, on a chargé Cousin de plusieurs péchés qu’il n’avait pas commis. Ce n’est pas lui qui a fait refuser M. Taine à l’agrégation de philosophie[1]. Il n’a pas exercé sur l’enseignement des jeunes philosophes la surveillance tyrannique et cauteleuse qu’on lui a souvent reprochée. M. Janet nous l’assure et nous devons l’en croire. Ce n’est pas lui qui a rédigé certains programmes tant critiqués, ou du moins, s’il y a pris part, c’est dans un tout autre esprit qu’on ne l’a cru. M. Janet nous apprend à ce sujet un détail bien piquant. Il est tel de ces programmes qui a pesé lourdement sur la mémoire de Cousin. Renseignements pris, il était de Laromiguière. L’histoire est toute pleine de ces charmantes surprises. Tout cela est vrai, et il était bon que cela fût dit. Mais l’impression générale que laissent les dernières années de la vie de Cousin n’a pas changé : et c’est pourquoi nous avons raison de dire que, des griefs invoqués par les jeunes philosophes, l’essentiel subsiste. M. Janet déplore que son maître se soit travesti et diminué comme à plaisir. « On l’a pris au mot, dit-il (p. 396) : on n’a plus vu dans sa philosophie que ce qu’il voulait y mettre. Le grand rôle initiateur et promoteur par lequel il avait débuté dans la carrière fut oublié, méconnu, comme il l’avait voulu lui-même. Ses livres, sans cesse remaniés et affadis, n’ont plus été connus que par les pâles exemplaires qu’il avait substitués aux fières et énergiques esquisses de sa jeunesse. Il a voulu faire disparaître les traces de haute pensée qui avaient remué ses contemporains, et il y a réussi. Il est la première cause de l’injustice et de l’ingratitude des générations nouvelles. » Il y a plus. M. Janet lui-même s’y est un moment trompé. « En 1867, dit-il (p. 472), j’étais comme tout le monde sous l’impression de la dernière philosophie de Cousin ; j’avais un peu oublié le rôle spéculatif et novateur qu’il avait joué dans la première partie de sa carrière. » Si M. Janet, qui vivait dans son intimité, a

  1. S’il n’a pas refusé M. Taine, il a reçu M. Renan, le premier de la promotion, en 1848. Sur cette même liste, nous voyons figurer les noms de MM. Beaussire, Caro, Morin : il faut avouer que c’est une liste vraiment éclectique.