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secret pour personne, dit son historien (p. 369), que les meilleurs et les plus fidèles de ses amis étaient eux-mêmes fatigués et quelque peu scandalisés, dans leur fierté rationaliste, de voir la philosophie si complètement sacrifiée à la religion. » On disait encore que sa philosophie était vague, superficielle, déclamatoire, au moins trop oratoire, que c’était une pauvre philosophie. M. Janet avoue (p. 368) que la philosophie de Cousin, jadis abstraite et transcendante, inspirée de Platon, de Hegel, de Descartes, s’était transformée en un spiritualisme théiste populaire, plus remarquable par la forme brillante et éloquente qu’il avait prise que par le fond des idées. « Cousin, dit-il (p. 393), retournait à la philosophie de Reid, qu’il avait lui-même autrefois si hautement dédaignée. » Quoi d’étonnant si d’autres jeunes gens le dédaignaient à son tour ? Prises dans leur ensemble, M. Janet convient (p. 449) que les idées de Cousin manquaient de cohérence et de précision. Allons jusqu’à accorder que ce n’était pas une raison suffisante pour lui refuser absolument le nom de philosophe : c’en était assez du moins pour lui refuser le nom de grand philosophe. Or c’est le titre de grand philosophe que réclamaient pour lui des amis trop bien intentionnés. Aux yeux de bien des gens, il incarnait la philosophie : c’était un Platon !

Toutefois la pauvreté de sa doctrine n’aurait pas suffi à expliquer le jugement sévère qu’on portait sur lui. Les idées philosophiques de Jouffroy n’étaient ni plus profondes, ni peut-être mieux liées que celles de son maître. Les nouvelles générations ont-elles jamais eu pour lui les cruautés qu’on leur reproche envers Cousin ? Elles ne lui ont témoigné que de la vénération, avec une sorte de tendresse respectueuse. C’est qu’on sentait chez lui une sincérité, une conviction, une bonne foi, une hauteur d’âme qui, bien mieux que les plus brillantes qualités de l’esprit, imposaient à tous l’admiration et la sympathie. Ces qualités, on les retrouvait chez d’autres philosophes dont il est inutile de rappeler ici les noms : on ne les apercevait pas chez le maître. Chez lui, au contraire, on voyait clairement, avec la pompe oratoire, une sorte de mise en scène et de parade, qui faisaient un singulier contraste avec la manière simple et modeste de ses continuateurs. Il avait changé d’avis, renié son passé philosophique, brûlé ce qu’il avait adoré. Accordons que la politique ne fut pour rien dans cette transformation accomplie sur le tard. Mais on lui soupçonnait des arrière-pensées qui n’avaient rien de philosophique, et on n’avait pas tort, puisque M. Janet reconnaît (p. 369) que c’est sous le coup de la polémique catholique qu’il changea son système après 1842. En fallait-il davantage pour encourir la défaveur d’une jeunesse éprise de science et de liberté ? Si encore il avait accompli ce changement de front ouvertement et loyalement ! Mais il fit tout le contraire. Quelle pitié de voir un homme comme lui recourir à de si pauvres ruses ! En 1866, il réédite dans les Fragments une lettre publiée d’abord en 1827 sur son voyage en Allemagne et sa visite à Goethe : il y fait des additions sans prévenir, et cela pour don-