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ANALYSES.paul janet. Victor Cousin.

remonte aux empiriques, à Locke, à Condillac : aucun doute n’est possible sur ce point (p. 319). Stuart Mill est encore fidèle à cette idée. — Est-ce lui qui a surchargé la logique de questions métaphysiques relatives à la vérité, à l’erreur, à la certitude ? — Loin de là. Il a réduit la logique à la théorie des méthodes, supprimé la logique formelle, exclu le syllogisme, et cela pour bien marquer qu’il prétendait rompre avec la scolastique. S’il parle de la vraie méthode en philosophie, imposant ici, et ici seulement, une doctrine déterminée (et il s’agit toujours de la méthode d’observation), c’est pour empêcher ces retours en arrière, toujours tant à redouter aux époques de réforme. Il n’a été autoritaire qu’une fois en sa vie (M. Janet est-il bien sûr de ne pas se faire la partie un peu trop belle ?), et c’était pour combattre la scolastique ! (p. 330). — Mais c’est sans doute en morale que s’est manifesté son esprit rétrograde et sa disposition à tout sacrifier aux dogmes établis ? — Tant sans faut. Dans son programme, la morale précède la théodicée. C’est l’éclectisme qui a inventé la morale indépendante (p. 324). Enfin, dernier et suprême paradoxe, ou plutôt dernière vérité : c’était une nouveauté hardie et libérale d’introduire la théodicée dans l’enseignement philosophique. Les plus ardents adversaires de Cousin furent les partisans du clergé (p. 341). « Étrange revirement des temps et des tactiques politiques ! Le parti qui proteste aujourd’hui contre la loi athée était alors celui qui voulait retrancher l’idée de Dieu du programme universitaire, et prétendait imposer à l’État un enseignement athée. » C’est malgré l’Église qu’on a démontré l’existence de Dieu dans les classes. Elle voulait chasser Dieu de nos lycées !

En admettant qu’il y ait dans cette curieuse restitution une certaine part d’exagération, il faut convenir que nous étions loin de compte avec Cousin. M. Janet a raison de rapprocher son œuvre de celle de Descartes. Il fut fort en avance sur son temps. On le vit bien quand, en 1844, il défendit l’Université contre le clergé[1], avec tant d’ardeur et une si infatigable éloquence, et contre quels adversaires : les hommes les plus libéraux de l’époque, les de Broglie, les Montalivet, plus tard, Thiers. Qu’on lui reproche, si l’on veut, les défaillances de la fin de sa vie. Mais il n’est pas bien juste, quand des jours meilleurs sont arrivés, d’oublier ceux qui ont livré, non sans péril, les premiers combats, et résisté aux plus rudes assauts. Cousin a droit à notre profonde reconnaissance.

Il resterait, si l’on voulait donner une idée complète de Victor Cousin,

  1. Il savait la défendre de toutes façons. À tous les faits que cite M. Janet pour prouver le libéralisme de Cousin, nous pouvons en ajouter un dont nous garantissons l’authenticité. Il s’agit d’un jeune professeur fort distingué, qui a occupé depuis de très hautes fonctions universitaires : il enseignait en 1843 la philosophie au collège royal d’une grande ville de l’Ouest. Son enseignement fut dénoncé comme dangereux par l’évêque : on lui reprochait surtout ses leçons sur le témoignage humain : un de ses grands crimes était d’avoir prêté à ses élèves les Nouveaux Mélanges de Jouffroy. L’enquête conduite par les inspecteurs généraux fut favorable au professeur. Néanmoins, pendant deux ans, l’évêque, qui visiblement apportait en cette affaire beaucoup d’amour-propre et de passion,