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autre système provisoire de règles qui permette de passer de l’état actuel d’imperfection à un état de perfection complète, ou au moins de tendre vers ce dernier état. La même question ne s’en présente pas moins. Une fois l’idéal absolu ou relatif, c’est-à-dire le devoir, déterminé, l’homme l’accomplira-t-il ? Et importe-t-il à la science morale qu’il l’accomplisse ou qu’il ne l’accomplisse pas ?

Pour éclaircir les idées, je prendrai d’abord des exemples en dehors de la morale dans le domaine de deux autres sciences de l’idéal, la thérapeutique et la logique.

Nous savons, je suppose, les conditions pour qu’un corps soit aussi sain que possible, mais nous nous adressons à des malades. Il s’agit ici non pas de leur prêcher ce qui conviendrait à un homme sain, pour entretenir sa santé et lui recommander les lois qui maintiennent un corps robuste et bien portant, mais d’abord de les faire parvenir à cet état de perfection relative, et pour cela de leur prescrire un régime et des pratiques convenables pour améliorer leur santé. Maintenant, que le malade suive ces pratiques ou qu’il ne les suive pas, qu’il guérisse ou qu’il meure, cela ne change absolument rien aux lois de la santé, à la physiologie normale.

Il peut même arriver que le malade soit assez gravement atteint pour qu’il ne puisse jamais revenir à la santé et qu’il doive mourir promptement ou continuer à vivre dans la maladie. Dans le premier cas, tout ce que l’on pourra prescrire au malade ne servira de rien, et, qu’il suive ou non les prescriptions, il est perdu ; mais en quoi cela importe-t-il aux lois de la physiologie normale ? Elles n’en restent pas moins les mêmes, de même que les règles de l’hygiène et les prescriptions de la thérapeutique qui peuvent être utiles en d’autres cas. Il n’y a rien à conclure contre les sciences de l’idéal si l’idéal est irréalisable, il n’en est pas moins l’idéal. Les conditions de la santé n’en sont pas moins les conditions de la santé parce qu’il y a des malades incurables. Quelquefois, un remède sauverait le malade s’il pouvait le prendre ou le supporter, mais cela lui est impossible. Ici encore le fait et la loi idéale n’en subsistent pas moins dans leur domaine propre ; seulement, les conditions de leur manifestation ne se présentent pas, c’est-à-dire qu’ils restent dans leur domaine et ne passent pas dans le domaine du réel.

De même, qu’il y ait des hommes qui raisonnent mal, et qui ne peuvent raisonner autrement, cela n’empêche point les règles de la logique d’exister et de continuer à être ce qu’elles sont. En quoi importe-t-il à la logique qu’elles soient inapplicables pour un grand nombre de gens, en un grand nombre de cas ? C’est l’affaire du logicien de déterminer ces règles, et de voir à quelles conditions