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PAULHAN.le devoir et la science morale

on peut bien raisonner, il formule ces conditions et les donne. C’est un devoir pour tous de les suivre, mais cela n’empêche pas que la majorité ne les suivra pas souvent, et que personne ne les suivra toujours ; l’idéal est inaccessible, mais il n’en est pas moins l’idéal, et notre devoir n’en est pas moins de l’atteindre ; car quelle raison y a-t-il que le devoir soit forcément une chose que l’on puisse accomplir ? Il n’y en a pas d’autre, sans doute, que l’habitude prise de le considérer ainsi.

De même en morale, il se peut très bien que les préceptes auxquels arrivera le philosophe ne soient pas applicables. C’est même là une objection que l’on fait journellement aux théories naturalistes, et nous retrouvons ici la critique de M. Guyau beaucoup plus approfondie d’ailleurs que la plupart des critiques.

L’objection est celle-ci : sans une raison supérieure de faire le bien l’homme recherchera son plaisir qui est une chose bien différente, toutes les écoles en conviennent. Il faut, pour que la morale puisse se maintenir, soit la croyance en Dieu et à la vie future, soit au moins la foi dans une loi absolue, objective du devoir. Une philosophie naturaliste d’après cela ne peut avoir une morale.

Il y a ici une confusion. Autre chose est dire qu’une philosophie sans surnaturel et sans métaphysique ne peut faire appliquer sa morale, autre chose est dire qu’elle n’en a point. En fait, une philosophie de ce genre a une morale, car se faisant une certaine conception de l’univers, elle peut imaginer des êtres ayant avec leur milieu et entre eux des rapports mieux systématisés que ceux qui existent aujourd’hui, et elle peut considérer cet idéal comme l’objet d’une morale. Mais il est possible que cette morale ne soit pas applicable et que l’homme soit incapable de se conformer aux préceptes qui lui sont ainsi donnés. J’oserai dire que si ce dernier cas se réalise, la morale naturaliste sera de tout point semblable à cet égard aux morales religieuses et à la morale métaphysique, qui ne sont pas observées, que je sache, universellement, et qui, en fait, ne peuvent pas l’être.

D’abord l’instinct de l’obligation n’est pas un juge sûr dans l’homme et nous pouvons aussi bien commettre réellement une action déplorable en suivant les impulsions de notre sens moral, que faire des erreurs énormes en cherchant à raisonner logiquement. De là vient que, si le sentiment de l’obligation paraît devoir être permanent, la morale ne doit pas plus en triompher que la logique ne triomphe de ce que l’homme est poussé à rechercher le vrai. Il y a pour cela bien des raisons.

Nous avons vu que le sentiment de l’obligation dépend des croyances et des tendances fondamentales de l’homme ; or, ces tendances