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PAULHAN.le devoir et la science morale

pour eux que de se demander si par hasard la société dont ils font partie a droit à l’existence et si c’est un devoir pour eux d’en faire partie ou s’il ne vaudrait pas mieux la dissoudre ? De même, chacun de nous est membre tout au moins de quelques sociétés, de quelques associations, en tout cas d’une patrie, et à coup sûr de l’humanité. Ces positions imposent des devoirs ; seulement, ce qui n’est pas évident et ce qu’on n’examine guère, c’est si nous avons le devoir d’être membres de ces associations diverses, et, au cas où cette qualité nous est imposée par la naissance, si nous ne devons pas nous en affranchir. Il est impossible d’attacher une valeur quelconque à tous les lieux communs qui ont été débités avec plus ou moins d’éloquence sur la famille, la patrie et l’humanité ; je ne crois pas que la question ait été souvent examinée à fond. Cette critique serait difficile à faire d’ailleurs pour beaucoup de raisons. Mais nous trouvons une épreuve indirecte dans la façon dont la société résisterait à l’établissement de théories qui seraient vraies et du genre de celles qu’on regarde encore comme désolantes. Si elle n’y survivait pas, comme on nous le fait craindre, il n’y aurait pas lieu de le regretter. Cela prouverait simplement qu’elle ne pouvait s’harmoniser avec les conditions d’existence que lui faisaient les lois générales du monde, qu’elle ne reposait que sur des principes faux et une organisation mal faite, c’est-à-dire que l’humanité avait manqué sa voie et pris une mauvaise direction sans espoir de retour. Quel mal, en ce cas, qu’elle disparaisse ?

Ainsi, de ce que les préceptes et les lois trouvées par la morale ne seraient en aucune façon praticables pour l’humanité, nous ne nous croirions pas le droit de les rejeter, si ces lois sont scientifiquement déduites de la nature de l’homme et de ses conditions d’existence. S’il en est ainsi, l’homme est un être mauvais, voilà tout ce que nous en conclurons. Mais, comme on a déjà pu le voir, ce n’est pas le seul point sur lequel les idées reçues me paraissent inacceptables : si l’école anglaise me paraît avoir fait une louable tentative en essayant de fonder une morale sans religion et sans métaphysique, je ne puis trouver qu’elle ait été heureuse en prescrivant à la morale la recherche du bonheur et de l’utilité générale, et même chez M. Spencer qui s’est élevé au-dessus de l’utilitarisme de Mill, l’esprit utilitaire me paraît dominer beaucoup trop ; en fait, il n’y a que des rapports passagers entre le bien et le bonheur. Le bonheur n’est pas plus le but de la morale qu’il n’est le but de la logique. Croire que la règle de la conduite doit être la recherche des actes qui sont susceptibles de produire dans le monde le plus de bonheur, n’est pas plus soutenable que croire que la logique a pour but de nous faire découvrir des