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sociétés ne seraient que des associations d’un jour, car rien n’est plus changeant que l’intérêt. Il peut opposer demain ceux qu’il unit aujourd’hui. Et encore peut-on dire qu’il unisse les hommes ? Il ne fait que les les rapprocher extérieurement ; mais il n’a pas de prise sur les consciences.

Il ne faut donc pas s’étonner si, dans ces conditions, la définition de l’État que nous donne l’auteur ne nous laisse qu’une idée indécise et flottante. On voit mal ce qui distingue l’État des autres sociétés. Est-ce parce qu’il agit en vue de l’utilité commune ? Mais il en est de même de toutes les sociétés, si rudimentaires soient-elles. Si l’intérêt n’est pas l’unique mobile de l’humanité, il n’en est pas moins partout présent et partout agissant. Est-ce parce que la contiguïté dans l’espace a pris la place de la consanguinité et est devenue le lien social par excellence ? Mais, tout au contraire, c’est dans les sociétés inférieures que l’on voit les hommes s’attacher les uns aux autres uniquement parce qu’ils coexistent sur un même point de l’espace[1]. Quant à la distinction des gouvernants et des gouvernés elle est presque contemporaine de la vie sociale. Elle devient plus claire et plus tranchée dans les sociétés supérieures, mais ce n’est qu’une différence de degrés et une question de nuances. Il est vrai que, reprenant la théorie de Bluntschli, M. Regnard estime qu’il n’y avait ni droit ni morale avant l’apparition de l’État. Malheureusement, cette doctrine scolastique n’est pas beaucoup plus intelligible chez l’écrivain français que chez le juriste allemand. Le droit et la morale ne font qu’exprimer les conditions de l’équilibre social. Il y a donc eu un droit et une morale dès que plusieurs hommes sont entrés en relations et se sont mis à vivre ensemble.

En somme, ce qui fait complètement défaut à ce livre c’est la méthode. L’auteur est beaucoup moins préoccupé d’étudier objectivement ce qui constitue l’État que de développer l’idée qu’il s’en fait. Les sciences sociales ne progresseront pas tant qu’elles procéderont ainsi. Ce n’est pas à la conscience individuelle que l’on s’adresse pour savoir ce que c’est que la mémoire ou ce qui constitue la personnalité. De même, la représentation populaire de l’État n’a rien à faire avec la science de l’État. Tout le service qu’elle peut nous rendre est de nous indiquer qu’il y a là un objet à étudier. Mais pour connaître cet objet il faut l’observer tel qu’il est, au lieu de se demander ce qu’il doit être. Il faut classer les phénomènes qui manifestent son activité, et de cette manière on obtiendra un certain nombre de groupes qui représenteront les fonctions de l’État. C’est ici que l’histoire pourrait fournir à la science sociale d’utiles indications, car elle nous présente pour ainsi dire des expériences toutes faites, dont il suffirait de tirer les conclusions qu’elles comportent. En effet, comme les formes supérieures des êtres renfer-

  1. Summer Maine, qui voit dans la famille patriarcale la société primitive, a le droit de faire de la contiguïté un principe postérieur à la consanguinité. Mais il n’en est pas de même de M. Regnard, qui admet des sociétés anté-patriarcales.