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REVUE GÉNÉRALE.durkheim. Les études de science sociale

ment tout ce que contenaient déjà les formes inférieures, l’étude des États disparus nous montrerait, naturellement isolées, quelques-unes des fonctions que nous retrouvons, mais confondues avec d’autres et difficilement discernables, dans les États contemporains. C’est seulement quand ce travail d’enquête et d’analyse serait terminé, qu’on pourrait chercher une définition générale de l’État. Mais il faut reconnaître que jusqu’ici on a bien peu pratiqué cette méthode. L’État est depuis longtemps l’objet d’une science particulière en Allemagne (Staatswissenschaft), mais qui n’a guère été cultivée que par des philosophes ou des juristes. Pourtant toutes les parties de la sociologie sont intéressées à ce qu’une théorie scientifique de l’État se constitue.

III. De toutes les sciences sociales, l’économie politique est peut-être celle qui en tirera le plus de profit. Telle est l’idée qui nous revenait sans cesse à l’esprit pendant que nous lisions le livre de M. Coste sur les Questions sociales. Ce n’est pas, il est vrai, l’impression que l’auteur voulait laisser à ses lecteurs, car il est très résolument adversaire de l’intervention de l’État dans les fonctions économiques. Toutefois il n’hésite pas à reconnaître que l’économie politique, ne voyant qu’un côté des choses, ne se suffit pas à elle-même. Appliquant à un organisme vivant, la société, les procédés des sciences mécaniques, elle simplifie artificiellement les problèmes pour les résoudre plus aisément. Éprise de liberté, elle méconnaît et nie le besoin et les avantages de la solidarité, ferme systématiquement les yeux sur les maux qu’engendre son principe, quand il est exclusif de tout autre, aime mieux flétrir le socialisme que le rendre inutile. Elle ne s’aperçoit pas qu’en procédant ainsi elle se contredit elle-même. Car l’idéal auquel elle vise, à savoir le maximum de liberté et d’initiative individuelles, l’individu isolé ne peut l’atteindre. Abandonné à lui-même, « l’individu le mieux doué n’est qu’une graine que le vent jette au hasard et qui, 99 fois sur 100, ne germe pas »[1]. Que peut le malheureux ouvrier réduit à ses seules ressources contre le riche et puissant patron, et n’y a-t-il pas une véritable et cruelle ironie à assimiler deux forces aussi manifestement inégales ? Si elles entrent en lutte, n’est-il pas clair que la seconde écrasera toujours et sans peine la première ? Qu’est-ce qu’une pareille liberté, et l’économiste qui s’en contente n’est-il pas coupable de prendre et de nous offrir le mot pour la chose ?

Au mal, quel est le remède ? Nous l’avons déjà indiqué en passant : c’est la solidarité. On reconnaît l’idée qui servait déjà de thème à l’excellent petit livre du même auteur sur les conditions sociales du bonheur et de la force. Si nous souffrons, si nous nous sentons mal à l’aise, c’est qu’un souffle de désorganisation a passé à travers la société. Les vieux liens sociaux sont brisés et rien ne les remplace. Comme les individus sont ainsi détachés les uns des autres, chacun ne sent plus son

  1. Questions sociales, 471.