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culières, l’une qui étudie l’État, l’autre les fonctions régulatrices (droit, morale, religion), la troisième, enfin, les fonctions économiques de la société. En dehors de cette sociologie normale, il y a une sociologie pathologique, dont la criminologie est la partie la plus avancée. Les remarquables articles de M. Tarde ont fait connaître aux lecteurs de la Revue l’état actuel de cette science. Toutefois ces études spéciales n’épuisent pas le champ de la sociologie. On s’entend, depuis Claude Bernard, pour admettre qu’à côté des sciences biologiques particulières, il existe une biologie générale, qui recherche les propriétés générales de la vie. De même, il existe une sociologie générale qui a pour objet d’étudier les propriétés générales de la vie sociale. C’est cette science, à vrai dire, qui est d’origine récente et qui date vraiment de notre siècle. C’est d’elle que relèvent les travaux de Comte, de Schaeffle, de Spencer, de Lilienfeld, de Le Bon, de Gumplowicz, de Siciliani, etc. Mais il ne faut pas croire qu’elle ait été créée ex nihilo. Elle trouve au contraire des matériaux tout préparés dans les trois sciences particulières dont il vient d’être parlé et dont elle est comme la synthèse. C’est de ce côté-là, croyons-nous, que devraient se porter de préférence les esprits philosophiques qu’attire cet ordre de questions. C’est à la sociologie générale qu’il appartient d’étudier la formation de la conscience collective, le principe de la division du travail social, le rôle et les limites de la sélection naturelle et de la concurrence vitale au sein des sociétés, la loi de l’hérédité ou de la continuité dans l’évolution sociale, etc., etc. N’y a-t-il pas là matière à de belles généralisations ?

C’est toujours perdre son temps que de discuter pour savoir si une science est possible et si elle vivra. Pour ce qui concerne la sociologie, la question n’est pas seulement oiseuse ; elle est tranchée. La sociologie existe ; elle vit et progresse ; elle a un objet et une méthode ; elle comprend une assez grande variété de problèmes pour comporter dès maintenant une utile division du travail ; elle a suscité de remarquables travaux tant en France qu’à l’étranger, surtout à l’étranger ; enfin elle est appelée à rendre dans l’ordre pratique d’inappréciables services. Elle seule, en effet, est en état de restaurer cette idée de l’unité organique des sociétés, que d’éminents doctrinaires sont en train d’ébranler à coups de logique. Seulement, comme le dit M. Schaeffle à la fin de son grand ouvrage sur la structure et la vie du corps social, il ne faut pas oublier que la sociologie, comme les autres sciences, et peut-être même plus que les autres, ne peut progresser que par un travail en commun et un effort collectif.

Émile Durkheim.