Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXII, 1886.djvu/88

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
84
revue philosophique

situé à égale distance de la main gauche et de la main droite, et supposons que les deux mains se mettent en mouvement au même instant vers cet objet, la main droite le touchera plus tôt et par conséquent l’objet paraîtra plus rapproché de la droite ; mais il est admis assez généralement que les mouvements du côté droit du corps sont sous la dépendance de l’hémisphère gauche du cerveau et réciproquement ; l’objet nous paraîtra donc à la fois plus rapproché de la gauche et de la droite, donc plus près de nous. C’est ainsi que les Grecs ont été amenés à considérer comme plus rapprochées ou plus en bas les cordes situées à droite. Nous ne faisons pas autrement quand nous appelons 1re, 2e, 3e les cordes les plus à droite du violon, de la guitare, etc. Les tons de chacun des quatre tétracordes de leur échelle se succédaient dans cet ordre : demi-ton, ton, ton : et l’ensemble se lisait de l’aigu au grave. Ptolémée, Pachymère, Bryenne, Lucien[1] sont explicites sur ce point.

En somme, les Grecs ont associé l’aigu avec le bas, le grave avec le haut parce que les cordes aiguës de leur lyre étaient à droite, les cordes graves à gauche : les premières leur paraissaient à eux, comme à nous, par une illusion dont j’ai essayé d’expliquer le mécanisme, plus près ou perspectivement en bas ; les secondes, plus loin ou en haut. En un mot, ils ont préféré à une association d’idées purement subjective une association d’idées dont les éléments sont objectifs.

IV. Cette conclusion doit être approfondie. En plaçant à droite, c’est-à-dire en bas ou près d’eux, les cordes aiguës ; à gauche, c’est-à-dire en haut ou loin d’eux, les cordes graves, les Grecs ont-ils obéi à l’influence d’un phénomène psychologique ou d’un fait physique ? Dans le premier cas l’évolution ne serait qu’apparente, puisque finalement leur association de l’aigu avec le bas, du grave avec le haut, serait subjective.

Les textes sur l’acuité et la gravité sont obscurs. Ce n’est qu’assez tard dans les écrits de Ptolémée, de Porphyre et de Bryenne qu’on voit apparaître l’idée d’un rapport entre la hauteur, le nombre des vibrations et les longueurs des cordes[2]. Aristote avait observé le phénomène de la résonance ; il savait qu’un son se termine à l’aigu, et il se pose ces questions pourquoi est-il plus convenable d’aller de l’aigu au grave que du grave à l’aigu ? est-ce parce que c’est commencer par le commencement ? la plus aiguë est en effet la corde moyenne (μέση) et maî-

  1. Ptolémée (liv. II, ch. iii et vi) appelle ἡγούμενοι φθόγγοι, sons directeurs, les sons aigus ; chez Pachymère (ms. gr. 2536 de la Bibl. nat.), λόγος ἡγούμενος, le rapport directeur, est le rapport des sons aigus par opposition à λόγος ἑπόμενος, rapport séquent. Bryenne dit que le son le plus aigu de tout le système du tétracorde est nommé le premier. Lucien compare un dialogue à des sons tirés deux fois de l’aigu au grave (éd. Didot, p. 7). Vincent cite encore un texte où Cicéron parle des tragédiens qui passent des années à déclamer assis et chaque jour avant de jouer excitent leur voix peu à peu, et, après avoir joué, la font redescendre du son le plus aigu au son le plus grave comme pour la recueillir, ab acutissimo sono usque ad gravissimum recipiunt (de Oratore, I, 59). Il me paraît difficile d’y voir autre chose que l’indice d’un exercice particulier de la voix.
  2. Vincent, Notices, p. 174.