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ports, qui sont l’objet même de la géométrie, n’ont assurément rien de commun avec le mouvement. Le problème qui s’impose aux philosophes empiristiques est donc celui-ci : expliquer notre idée de l’espace en tenant compte de ce caractère qui lui est essentiel, à savoir que toutes ses parties coexistent, et que nous avons de cette coexistence, non pas seulement une conception abstraite, mais encore une intuition directe donnée par les sens. Nous allons rechercher s’ils ont réussi à le résoudre.

L’effort le plus sérieux peut-être qui ait été tenté en vue d’expliquer la transformation d’une série d’intuitions successives en une série d’intuitions simultanées, c’est la théorie de M. Herbert Spencer relativement à l’ordre renversé de nos sensations. Cette théorie peut se résumer en des termes très simples[1]. Ce qui nous permet de juger de la coexistence de deux points A et B, colorés ou tactiles, dit en substance M. Spencer, c’est l’égale facilité avec laquelle nous passons de la perception du point A à celle du point B, ou inversement de la perception du point B à celle du point A ; tandis qu’au contraire, si l’ordre de succession ne peut se renverser facilement pour la conscience, comme il arrive par exemple lorsque nous entendons deux sons l’un après l’autre, nous jugeons que le rapport des deux événements perçus est un rapport de séquence, et non plus de coexistence. Cette explication de l’idée de la coexistence en général, et par conséquent de l’idée de la simultanéité des parties de l’espace, serait acceptable si l’idée de la simultanéité de l’espace n’était en nous qu’une simple inférence ou une conception abstraite ; elle est inadmissible au contraire, parce que nous avons de la simultanéité de l’espace une intuition réelle ; c’est-à-dire que nous percevons, et que nous nous représentons en imagination, non pas seulement la possibilité d’un mouvement et d’une série de sensations musculaires à éprouver pour passer d’un point A à un point B, mais aussi la distance même qui sépare A de B, et par conséquent leur existence simultanée dans deux lieux différents de l’espace. M. Spencer, il est vrai, ne nous accorderait pas cette dernière assertion. Suivant lui : « Pour une intelligence naissante, les impressions produites par deux objets A et B vus successivement, ne peuvent paraître différer en persistance de deux sons entendus l’un après l’autre. Dans les deux cas, il n’y a rien qu’une séquence d’états de conscience[2]. » Qu’il en soit ainsi en effet pour une intelligence naissante, nous le voulons bien, mais il faudrait aussi tenir compte de l’état d’une intel-

  1. Voy. Principes de psychologie, t.  ; II, §  365 et suiv.
  2. Ibid., §  366.