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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

au même, d’événements extérieurs successifs, il n’y aurait plus aucune objection possible à faire à la théorie d’après laquelle l’idée d’espace « serait au fond une idée de temps », et nous serait donnée par une série d’états musculaires. Mais, malheureusement pour cette théorie, Platner se trompe. Chez l’aveugle-né, comme chez le voyant la représentation mentale des corps est celle d’un groupe de parties coexistantes, non celle d’une série de parties successivement perçues ou perceptibles. On peut en appeler là-dessus à quiconque a causé seulement cinq minutes avec un aveugle. Un aveugle-né conçoit les corps comme coexistant dans l’espace, comme situés à distance les uns des autres ; et, si vous lui demandez d’écarter ses bras l’un de l’autre à un intervalle donné, il le fera avec une précision remarquable. Stuart Mill d’ailleurs en convient lui-même, et, avec cette mobilité de conception dont nous avons eu déjà à signaler tout à l’heure un exemple, il déclare qu’à son avis « l’aveugle-né peut acquérir peu à peu tout ce que renferme notre notion d’espace, excepté la peinture visible[1] ». Mais alors, pourquoi soutenir que l’idée de la simultanéité des parties de l’espace est due chez les voyants à l’exercice de la vue, et que ce sens manquant aux aveugles, ceux-ci doivent n’avoir de l’étendue que l’idée primitive qu’a expliquée M. Bain, c’est-à-dire concevoir un intervalle entre deux points tactiles comme n’étant autre chose que la série des sensations musculaires éprouvées en passant de l’un à l’autre ?

L’effort que fait Stuart Mill pour réduire l’espace au temps, et ramener l’idée d’espace à celle d’une succession de sensations musculaires, — si tant est qu’il ait sérieusement essayé d’opérer cette réduction, ce dont on peut douter en raison des contradictions de son langage[2] —, échoue donc pleinement. À cette constatation nous n’ajouterons qu’un mot ; c’est que, si l’idée d’espace était au fond une idée de temps, on ne voit pas du tout comment la géométrie pourrait être, puisque très certainement les idées de succession et de devenir sont tout à fait étrangères aux diverses conceptions que nous avons dans l’esprit des figures géométriques. Que nous concevions ces figures comme engendrées par le mouvement du point ou de la ligne, c’est possible ; mais leurs propriétés et leurs rap-

  1. P. 273. V. la note du bas.
  2. La lecture attentive du texte donne lieu de penser que le contraire était plutôt la vraie pensée de St. Mill, et que l’éminent philosophe admettait fort bien au fond que les parties de l’espace existent simultanément, et que notre idée de l’espace est l’idée d’un ensemble de parties coexistantes ; mais les passages sont nombreux dans son ouvrage qui autorisent l’interprétation que nous combattons en ce moment.