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tants qui sont en contact avec notre main, et l’on verra bientôt que c’est le contraire qui est vrai. Mais la théorie que nous combattons transportée de la vue au toucher impliquerait que nous ne pouvons pas avoir simultanément deux impressions tactiles de résistance, ce qui est manifestement faux. Nous avons songé à mettre en relief cette conséquence absurde qui condamne le principe, rien de plus.

Ainsi le problème n’a pas été résolu par M. Spencer, dans la théorie que nous venons d’analyser et de discuter. Il s’agissait, pour l’éminent auteur, de tirer de l’idée d’une succession d’impressions l’idée d’une coexistence de choses extérieures ; il n’a réussi qu’à ramener d’une manière factice l’idée même de la coexistence à celle de la succession, c’est-à-dire en définitive à nier l’idée de la coexistence. Or cette idée existe, ainsi que nous venons de le montrer, et la détruire n’est pas en rendre compte.

Mais la théorie de l’ordre renversé des sensations n’est pas le seul effort qu’aient tenté les philosophes empiristiques pour expliquer l’idée de la coexistence des parties de l’étendue. Nous avons eu occasion déjà, il y a quelques instants, de rappeler que Stuart Mill, en plusieurs passages de sa Philosophie de Hamilton, fait de cette idée une sorte d’illusion due à l’intervention du sens de la vue dans l’ensemble de notre représentation du monde extérieur. « Lorsque ce sens est éveillé, dit Stuart Mill, et que les sensations de couleur sont devenues représentatives des sensations musculaires et tactiles avec lesquelles elles coexistent, le fait que nous pouvons recevoir un grand nombre de sensations de couleur au même instant (ou durant ce qui parait tel à notre conscience), nous met dans le même état que si nous avions pu recevoir ce grand nombre de sensations tactiles et musculaires au même instant. Les idées de toutes les sensations tactiles et musculaires successives qui accompagnent le passage de la main sur une surface colorée éclairent alors l’esprit d’une lumière soudaine, et des impressions qui étaient successives deviennent coexistantes dans la pensée[1]. » Telle est l’opinion de Stuart Mill, pértagée du reste par M. Bain, et inême par M. Spencer, bien que ce dernier, ayant tenté déjà d’expliquer l’idée de la simultanéité des parties de l’espace par la possibilité d’un renversement des sensations, eût pu se dispenser, à ce qu’il semble, de faire intervenir la vue pour rendre compte d’un phénomène qu’il avait expliqué déjà sans le concours de ce sens. Il nous reste à rechercher si cette nouvelle tentative des philosophes empiristiques a été plus heureuse que la précédente, et si l’intervention de la vue, « avec sa merveilleuse

  1. Philosophie de Hamilton, p. 272.