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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

puissance d’abréger les opérations de l’esprit[1] », peut communiquer le caractère de la simultanéité à des souvenirs de sensations musculaires, qui, par elles-mêmes, sont essentiellement successives.

Avant tout examen détaillé de la solution qu’on propose, il se présente ici des objections multiples d’ordre général. D’abord on se demande comment ce qui est simultané, ou ce qui paraît tel, peut devenir représentatif de ce qui est successif. « C’est que, dit Stuart Mill[2], les images visuelles effacent de notre esprit toute conscience distincte de la série des sensations musculaires dont elles sont devenues représentatives. Les sensations visuelles simultanées sont pour nous des symboles[3] de sensations tactiles et musculaires qui se succédaient lentement. » Et, pour achever l’explication de sa pensée, Stuart Mill continue par le texte suivant qu’il emprunte à M. H. Spencer. « Cette relation symbolique, beaucoup plus brève, prend dans la pensée la place de ce qu’elle symbolise : et de l’usage continué de ces symboles, et de leur réunion en symboles plus complexes naissent nos idées d’étendue visible, idées qui, comme celles des algébristes résolvant une équation, sont tout à fait différentes des idées symbolisées ; mais qui, comme celles des algébristes, occupent l’esprit à l’exclusion entière des idées symbolisées. » Mais, si les images visuelles effacent le souvenir des sensations musculaires, et les excluent entièrement de l’esprit, comment peuvent-elles les représenter ? Car enfin une idée effacée et exclue de l’esprit est une idée qui a disparu, dont une autre tient la place et qui, par conséquent, n’a pas besoin d’être représentée et ne peut pas l’être. Quand M. Spencer se reporte à l’exemple des algébristes qui n’opèrent que sur des symboles, et qui pourtant obtiennent à la suite de leurs calculs des résultats ayant une valeur positive à l’égard des choses symbolisées, il se fonde sur une analogie tout à fait inexacte. Ce qui fait la valeur du symbolisme dans le cas qu’il cite, c’est que l’algébriste commence par traduire, soit une idée concrète, soit une idée indéterminée, en un symbole abstrait et simple, puis opère sur ce symbole, et, à la fin de son calcul, revient par une nouvelle traduction, qui est l’inverse de la première, du symbole à la chose symbolisée : et si le procédé réussit, c’est qu’en fait le symbole, tout abstrait qu’il est, contient parfaitement tout ce que contenait la chose symbolisée, du moins à n’envisager cette dernière qu’au point de vue quantitatif, le seul dont on ait à s’occuper dans le calcul ; de sorte qu’en définitive le symbolisme algébrique consiste simplement à réduire les choses

  1. Ibid., p. 271.
  2. Ibid., p. 276.
  3. C’est l’auteur lui-même qui souligne.