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pensent les aveugles demeurent à l’état de pures puissances incapables de passer à l’acte, comprimées qu’elles sont sans cesse par la force irrésistible des images visuelles, comme les étoiles à midi pâlissent et disparaissent devant l’éclat du soleil.

Voilà ce que dit la théorie ; mais l’expérience la confirme-t-elle ? Il le semble, et même d’une façon décisive. Pour tout observateur attentif, il est hors de doute que, de quelque façon que nous ayons perçu un corps, nous nous représentons toujours son étendue et sa figure, non pas peut-être avec des couleurs, mais au moins sous des formes que l’œil connaît et dans lesquelles il se retrouve. Quant à une image tactile de l’étendue, c’est en vain que nous la chercherions dans notre conscience. Sans doute il nous arrive souvent, dans l’obscurité, de mesurer des longueurs, soit par l’écartement de nos doigts, soit par celui de nos bras ; mais alors même que nous mesurons ainsi l’étendue par un procédé purement tactile, c’est l’image visuelle associée dans nos esprits avec l’état musculaire éprouvé qui seule est éveillée en nous, et la représentation de l’étendue ainsi embrassée par nos bras ou par notre main, est toujours en définitive une idée visuelle. Du reste les psychologues empiristiques eux-mêmes en conviennent, puisque, ainsi que nous l’avons rappelé plus haut, ils se fondent, pour expliquer le caractère de simultanéité de nos perceptions de l’étendue, sur ce que les images visuelles effacent entièrement de notre esprit la série des sensations musculaires dont elles sont devenues représentatives », et sur ce que les sensations visuelles sont des symboles, « qui occupent l’esprit à l’exclusion entière des idées symbolisées ». De plus on peut faire à cet égard appel à l’expérience de chacun. Quel est le voyant qui pourrait prétendre avoir dans l’esprit l’image tactile d’une étendue quelconque ?

Ainsi l’expérience et le raisonnement paraissent s’accorder pour prouver que les personnes qui ont le bonheur de jouir de la vue n’ont point la notion purement tactile de l’espace telle que peuvent l’avoir les aveugles-nés. Mais il y a, avons-nous dit, une autre supposition à faire, c’est que notre notion de l’espace, au lieu d’être due exclusivement au sens de la vue, résulterait de l’action simultanée de la vue et du toucher. Nous avons déjà réfuté cette supposition par des raisons abstraites, en montrant que l’idée de l’espace telle que nous l’avons est en soi absolument une et simple, ce qui ne permet pas de penser qu’elle résulte de l’action combinée de plusieurs sens[1]. Il nous faut, maintenant que nous avons abordé la

  1. On voudra peut-être objecter à cela que cependant nous avons, à l’exemple