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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

question de savoir comment se constitue l’idée de l’espace tant chez les aveugles que chez les voyants, chercher à cet égard une réfutation plus directe, en nous appuyant davantage sur l’étude des faits.

L’opinion d’après laquelle l’idée de l’espace telle qu’elle existe chez les voyants serait due au concours de la vue et du toucher, sans oublier bien entendu le sens musculaire, est celle de l’immense majorité des psychologues et des physiologistes. Voyons pourtant sur quels fondements cette opinion repose. Chez tous les psychologues et les physiologistes dont nous parlons, on retrouve une même idée, qui est le fond commun de leurs théories ; c’est qu’au début de notre exploration du monde extérieur par les sens, la vue ne nous présentant que des couleurs, et le toucher au contraire nous faisant connaître les corps eux-mêmes avec toutes leurs propriétés essentielles, il est nécessaire que le toucher dirige la vue et se charge de son éducation, jusqu’au jour où, cette éducation étant terminée, lui-même pourra s’effacer derrière son élève et passer définitivement au second plan. Qu’il y ait dans cette opinion une part de vérité, que par exemple l’œil doive à l’éducation qu’il a reçue du toucher le pouvoir de juger de qualités tactiles telles que la rugosité, la flexibilité, la résistance, dont assurément il n’eût jamais pu juger par lui-même, c’est ce que personne ne songera à contester. Mais peut-être conviendrait-il de s’arrêter là. Or on va beaucoup plus loin, puisque l’on va jusqu’à prétendre que nous apprenons à voir l’étendue des corps, comme nous apprenons à voir leur degré de consistance, c’est-à-dire par l’exercice du tact.

Cette théorie a pris, ou du moins peut prendre deux formes différentes. Tout d’abord on peut soutenir que la perception de l’étendue nous étant donnée par le mouvement de nos organes locomoteurs, et se composant par conséquent des sensations musculaires données par ces organes, il est impossible et absurde que nous percevions jamais

    de M. Wundt, rapporté l’origine de la notion de l’espace à une synthèse des sensations de la vue et du sens musculaire chez les voyants, du toucher et du même sens musculaire chez les aveugles. La contradiction ici n’est apparente, parce que ce que l’on appelle le sens musculaire n’est pas, à proprement parler, un sens ; du moins il ne l’est pas au même titre que la vue et le toucher. Le sens musculaire ne nous fait jamais sortir de nous-mêmes ; les sensations qu’il nous donne ne peuvent jamais être objectivées comme le sont les sensations mêmes de l’odorat et du goût. Il est donc certain qu’il a un rôle à part dans la constitution générale de nos perceptions. Ce rôle est assez complexe ; mais, pour ce qui regarde particulièrement la formation de notre idée de l’étendue, ce rôle c’est, comme nous l’avons dit, de donner la forme aux sensations spécifiques de la vue ou du tact, lesquelles sont par rapport à lui comme une matière à ordonner et à mettre en œuvre. Si donc on ne peut pas dire d’une idée qu’elle est complexe, par cela seul qu’on y peut distinguer par abstraction une forme et une matière, nous sommes assez justifié de continuer à dire que notre notion de l’espace est absolument simple, tout en admettant avec M. Wundt qu’elle résulte d’une combinaison des sensations visuelles ou tactiles avec celles du sens musculaire.