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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

grâce à leur association avec les sensations musculaires. Ce que je soutiens dans tous les cas, c’est que deux sensations lumineuses, qui ne nous avaient point été données d’abord comme séparées par un intervalle visible, ne nous seront pas davantage données de cette façon après qu’elles auront été associées avec deux sensations musculaires séparées elles-mêmes par d’autres sensations du même ordre ; et cela par la raison simple que, dans toute la série musculaire à laquelle est attachée notre idée d’un espace, il n’y a absolument aucun élément visuel qui puisse donner lieu à une représentation de l’espace parle sens de la vue. Mais, dira-t-on, vous raisonnez ici pour le cas d’un intervalle vide, celui des deux bougies de M. Bain ; il en serait peut-être autrement pour un espace plein, une série continue d’impressions lumineuses devant éveiller la série également continue des états musculaires correspondants. Je réponds que la difficulté est, dans ce second cas, exactement la même, parce que la série des états musculaires évoqués ne contient toujours rien qui ait le moindre rapport avec l’espace visuel, et par conséquent ne peut nous suggérer l’idée de cet espace, ni nous permettre d’y ordonner nos sensations lumineuses.

On peut éclaircir beaucoup la question en la transportant de la vue à l’ouïe. J’entends un son ; ce son d’abord ne m’apparaît pas comme étant donné dans l’espace. Peu à peu, grâce à une série d’associations et à l’habitude, j’arrive à le localiser dans l’espace en quelque manière, puisque je dis : il vient de telle direction et de telle distance. Voilà très exactement réalisée la thèse que soutient M. Bain à l’égard de la vue. Un son, qui n’est point étendu, peut éveiller en moi, grâce à l’association, une idée d’étendue comme est direction ou distance, mais l’idée d’étendue ainsi éveillée, c’est celle que je possédais déjà, musculaire suivant M. Bain, visuelle suivant nous, ce n’est pas une idée sonore ! La sensation de son, pour s’unir à notre sensation primitive d’étendue, ne prend pas cependant la forme extensive. Il n’existe pas d’étendue sonore comme il y a une étendue colorée ; il n’y a pas un espace pour les oreilles comme il y en a un pour les yeux. On voit donc bien, et par une expérience immédiate, qu’un sens qui par lui-même ne perçoit pas l’espace, ne peut pas le percevoir davantage par association avec un autre, et que, par conséquent, dire que nous ne voyons pas l’espace indépendamment de tout exercice du sens musculaire, revient à dire que nous ne le voyons pas du tout.

Du reste il est manifeste que Stuart Mill, et surtout M. Bain, ont eu le sentiment profond, quoique obscur peut-être, de cette vérité. Cela ressort de leur langage même. Voir l’espace pour eux, c’est se