Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXV, 1888.djvu/170

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
160
revue philosophique

représenter une série de sensations musculaires. « Si la distance, dit quelque part M. Bain, n’est pas l’expérience de la locomotion, qu’est-elle donc[1] ? » Ainsi la vision de l’espace n’est jamais un état de conscience sui generis, ni par conséquent un état réel ; c’est un souvenir de sensations musculaires, rien de plus. En résumé, M. Bain adopte la seconde des deux thèses que nous avons énoncées, parce que c’est la seule qui puisse s’avouer ; mais il raisonne constamment dans le sens de la première, qui est la seule logique, et la seule sur laquelle on puisse bâtir un raisonnement qui se tienne.

Il y aurait cependant, à ce qu’il semble, un moyen de tout concilier, ce serait d’admettre que les sensations musculaires réagissent en quelque manière sur les sensations visuelles, et les forcent à prendre leur propre forme et leur propre nature. Cette opinion, qui avait été celle de Condillac, a été reprise de nos jours par plusieurs psychologues. M. Rabier en particulier, qui attribue à l’alliance de la vue avec le toucher notre vision des formes et des distances des objets, déclare que « celui qui voit une sphère ne voit pas un cercle plat ou mieux une ellipse, en concevant simplement que ce qui est une ellipse pour sa vue serait une sphère pour le toucher : il voit l’objet comme une sphère[2] ». Ainsi M. Rabier sait se garder de l’équivoque où s’était embarrassé M. Bain, relativement à la vision de l’espace : il affirme nettement cette vision. Mais comment comprendre qu’elle se produise ? C’est que, dit M. Rabier, « pendant que notre main se promène sur une sphère, l’œil qui n’avait reçu de cet objet que l’impression d’un cercle plat mêlé d’ombre et de lumière, suit tous ses mouvements ; et comme nous avons déjà l’habitude de rapporter à un même objet les impressions tactiles et les impressions visuelles, l’objet qui devient un solide pour le toucher explorateur devient tel aussi pour l’œil simple spectateur. L’objet, dit très bien Condillac, prend sous nos yeux le relief qu’il a sous nos mains[3]. Ainsi il faudrait admettre, comine le dit encore notre auteur, que « les données de la vue subissent une altération pour s’adapter à celle du toucher[4] ».

On ne peut nier que cette altération des données d’un sens sous l’action d’un autre ne soit quelque chose de bien extraordinaire. Ce qui se comprend bien, c’est qu’en vertu de la loi d’association, une perception en appelle irrésistiblement une autre ; mais on ne comprend pas

  1. Les sens et l’intelligence, p. 330 de la trad. franç. au bas.
  2. Psychologie, p. 432 (en note).
  3. Psychologie, p. 432.
  4. Ibid. (en note).