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commence la divergence. Tandis que M. Bain est persuadé qu’il ne se produit aucune extériorisation de l’image visuelle, tant que la distance qui nous sépare de l’objet n’a pas été parcourue par nous d’une manière effective, ni même au fond après qu’elle l’a été, nous pensons que cette image est spontanément et immédiatement projetée dans l’espace à sa vraie distance, mais qu’à la vérité le voyant ne peut pas reconnaître cette distance au premier abord. Et cela n’a rien d’étonnant. On comprend bien que nous puissions voir à une distance donnée, sans avoir l’idée que nous voyons à cette distance. N’a-t-on pas fait assez récemment certaines expériences desquelles il résulterait que nous voyons la lune à deux cents mètres ? Cela ne signifie pas assurément que nous jugeons à l’œil que la lune est à deux cents mètres de nous, mais que l’état musculaire de nos yeux, lorsque nous regardons cet astre, est tel que, si aucune association d’idées, aucun jugement plus ou moins conscient n’intervenaient, nous devrions apercevoir son image à deux cents mètres de nous. D’ailleurs il ne s’agit pas ici de garantir la valeur du calcul en question. Nous voyons la lune à deux cents mètres, ou à deux cents kilomètres, peu importe ; ce qui est sûr, c’est que nous la voyons à quelque distance, puisqu’elle nous apparaît dans l’espace ; et d’autre part il nous serait impossible de dire, en la regardant, à quelle distance nous la voyons ; ce qui prouve bien qu’autre chose est voir à une certaine distance, autre chose est avoir la perception nette de cette distance, et savoir à quelle distance on voit.

Quant à déterminer de quelle façon la sensation brute de la distance se change ainsi en perception et en connaissance distincte, c’est un point qui n’offre pas de difficulté. Nous avons dit plus haut que notre mesure de l’espace par l’œil est une mesure angulaire ; cela revient à dire que nous ne mesurons directement que l’étendue superficielle, et que nous la mesurons par le mouvement de la pupille de haut en bas et de droite à gauche. Dès lors une association doit s’établir entre l’idée de la distance qui nous sépare de l’objet, après que nous l’avons mesuré par ce moyen, et le souvenir de la sensation musculaire à laquelle donnait lieu cet objet vu à cette distance ; de sorte que cette dernière sensation se renouvelant, l’idée associée sera évoquée, et donnera lieu à une perception distincte de la distance véritable. En somme, c’est la théorie de M. Bain, à laquelle nous nous rangeons sur ce point sauf cette différence que les distances que l’état musculaire de l’œil ne nous révélait pas d’abord, nous sont enseignées par l’exercice de l’œil lui-même, et non par celui des membres locomoteurs. Ajoutons que notre théorie comporte à cet égard une simplification intéressante de celle de